Projet Sergio 6 : La théorie du toboggan

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Comme pour tous mes projets, mon roman en cours d’écriture, une histoire de space opera mâtinée de western spaghetti, a commencé par certaines considérations de style. Avant de me mettre à écrire, j’ai établi un certain nombre de règles formelles auxquelles j’ai choisi de m’astreindre, afin de coller au mieux au résultat que je compte atteindre, et afin de donner à l’histoire une patine distincte. J’ai constitué une petite liste que je vais sans doute reproduire ici tôt ou tard, mais je souhaite ici consigner par écrit ce qui en constitue pour moi l’axe principal.

Sergio est un roman constitué de chapitres très courts, entre une et dix pages en général, mais je dirais que la moyenne tourne autour de quatre. À chaque nouveau chapitre, la narration se focalise sur un personnage différent. À ce stade, il y a quatre focalisations distinctes dans le roman, qui est rédigé au passé et à la troisième personne. Mais en plus de ce choix, j’ai décidé de faire en sorte que chaque chapitre se termine par ce que j’appelle un « toboggan », c’est à dire par une section qui donne irrésistiblement envie de lire la suite.

Il peut s’agir de « cliffhangers », ce que j’appelle du « suspense suspendu« , c’est à dire une scène où le protagoniste est en danger et où il est nécessaire de lire la suite pour savoir comment il s’en sort. Pendant un moment, j’ai flirté avec l’idée de faire ça à chaque chapitre, comme dans le dessin animé britannique « Danger Mouse », où le personnage principal, une souris espion, est en danger de mort à la fin de chaque épisode, avant de s’en sortir miraculeusement au suivant. Sans doute que ça aurait été rigolo, mais peut-être un peu trop rigolo pour le ton que je cherche à atteindre, qui est celui d’un récit d’aventure haut en couleur, mais émotionnellement polyvalent. Et puis je pense que les lecteurs se seraient vite fatigués.

Donc oui, les personnages sont souvent en danger dans Sergio, parce qu’il y a beaucoup d’action, mais ce n’est pas le seul type de toboggan dont je me sers. Certains chapitres se terminent également par des révélations dont on a envie de connaître les conséquences, par des surprises qui déconcertent et titillent l’imagination, par des revirements où les personnages changent de plans ou de situation, ou même simplement par des moments où les personnages exposent leurs intentions pour l’avenir. Plusieurs approches, donc, chacune visant à prolonger le temps de lecture en jouant sur des registres différents. En soi, ce choix n’a rien d’original, mais appliqué de manière systématique à un roman dont les chapitres sont très courts, je pense que cela donne un rythme très propulsif à la lecture.

Ambiance et ton

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Alors que nous avons récemment consacré notre attention à la question du ton en littérature, c’est à une notion voisine que je vous propose de nous consacrer, à savoir l’ambiance. Les deux concepts sont si semblables qu’on pourrait les confondre, pourtant, une romancière ou un romancier a tout à gagner à être capable de les distinguer, car cela peut lui permettre des ajustements subtils qui vont contribuer à la qualité de son œuvre.

L’ambiance, c’est quoi ? C’est l’atmosphère qui se dégage d’une œuvre (ou d’un passage d’une œuvre), le sentiment général qui en ressort et qui est communiqué au lecteur qui découvre ces mots.

Au fond, on peut dire que l’ambiance est au lecteur ce que le ton est à l’auteur. Alors que le ton transmet le point de vue que l’auteur porte sur son histoire, l’attitude qu’il adopte vis-à-vis de son propos et de ses personnages, l’ambiance décrit les émotions qu’évoque le texte chez le lecteur.

On ne s’étonnera pas dès lors de constater que les mêmes mots peuvent souvent décrire les deux concepts : sarcastique, nostalgique, dramatique, léger, humoristique, triste, etc… sont des termes qui peuvent tout aussi bien s’appliquer au ton qu’à l’ambiance. De la même manière qu’un personnage ou un roman peuvent adopter un ton terrifiant ou joyeux, un lecteur peut faire l’expérience d’une ambiance terrifiante ou joyeuse en lisant ces pages.

Pour résumer : le ton est une intention délibérée et exprimée, l’ambiance est un message reçu et subi.

Et tout cela serait simple si un ton effrayant débouchait toujours sur une ambiance effrayante. Si c’était le cas, si ces deux notions étaient systématiquement appariées, il ne servirait à rien d’opérer une distinction, puisque ce ne seraient que les deux facettes d’une même pièce. C’est cependant loin d’être le cas.

Dans la plupart des cas, ton et ambiance se confondent

Dans son roman « Bleak House », Charles Dickens adopte un ton sarcastique pour décrire les mécanismes d’un procès au long cours et ses effets sur celles et ceux qui y sont associés. Mais l’ambiance générale de ce roman traversé par une affaire de meurtre est bien souvent lugubre et captivante. En utilisant deux narrateurs différents et en prenant ses distances avec ses personnages, l’auteur parvient à proposer un ton et une ambiance distinctes, ce qui confère une grande originalité à son roman.

On ne va pas se mentir, dans la plupart des cas, ton et ambiance se confondent. L’auteur adopte une certaine attitude vis-à-vis de son histoire, et c’est celle-ci qui se transmet aux lectrices et lecteurs qui découvrent le texte. En prenant le parti d’écrire un texte triste, c’est bien des résonances de tristesse que le lectorat va percevoir en le lisant.

Toutefois, il existe des astuces qui permettent, d’un point de vue pratique, de distinguer les deux notions au sein d’un même roman, si c’est votre choix. Il s’agit d’une approche qui est parfois utilisée dans la littérature d’horreur, pour ne citer que cet exemple. Imaginons une histoire de maison hantée, qui s’ouvre de manière traditionnelle par une série de scènes qui montrent de quelle manière les membres d’une famille s’installent dans leur nouveau domicile. Une option pour l’auteur est de rédiger ces chapitres d’introduction sur un ton léger, voire convivial, afin de nous permettre de faire connaissance avec ses personnages avant que le drame ne survienne, et de créer de l’attachement. Pourtant, la situation, le descriptif des lieux, un certain nombre de détails en apparence innocents ainsi que le simple fait d’avoir entre les mains une histoire de maison hantée va mettre le lecteur sur ses gardes et installer une ambiance sinistre, bien avant qu’elle ne se propage au ton du récit.

La romance est également un genre où ton et ambiance peuvent occasionnellement parcourir des chemins divergents. Certains titres peuvent toucher à des sujets graves : questions de vie ou de mort en milieu hospitalier, crime, naufrages, etc…, ce qui fait que l’ambiance, en tout cas pendant certains passages, pourra être assez lourde. Pourtant, en accord avec les codes du genre, l’auteur maintiendra malgré tout un ton léger et divertissant même au cours de ces chapitres, afin de nous faire comprendre que même si ces épreuves sont sérieuses pour les personnages, le lecteur est invité à les appréhender avec une distance espiègle.

Ton et ambiance font donc partie des axes principaux du volet stylistique de l’écriture romanesque. Pour résumer en quelques mots tout ce qu’on a pu dire à ce sujet jusqu’ici : la voix, c’est la signature esthétique d’un romancier, celle que l’on retrouve d’une œuvre à l’autre ; le style, c’est la personnalité d’une œuvre ; le ton, c’est l’attitude de l’auteur vis-à-vis de ce qu’il écrit ; l’ambiance, c’est la résonance émotionnelle du texte.

Accords de ton

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Dans cette série d’articles consacrés au ton des œuvres littéraires, j’ai eu l’occasion d’affirmer que le ton « fait partie du contrat auteur-lecteur » et que, « pour qu’il soit compréhensible, il est nécessaire qu’il soit relativement homogène ». Il s’agit d’un des aspects les plus importants de la notion de ton, et sans doute celui qui est le plus mal compris par les jeunes autrices et auteurs.

Si on définit le ton comme l’attitude générale de l’auteur vis-à-vis de son texte, c’est qu’il doit correspondre à une intention claire et délibérée. Un roman dont le ton est humoristique, par exemple, va créer des attentes très spécifiques vis-à-vis du lecteur. Il va lui donner une grille de lecture pour interpréter la suite du texte, et décoder les intentions de l’auteur. Ainsi, une fois admis qu’on est dans un texte au ton humoristique, les drames, même les plus tragiques, qui vont jalonner l’intrigue, paraîtront moins graves et ne seront pas pris entièrement au sérieux par le lecteur. La mort d’un personnage, qui peut être poignante et triste dans un roman au ton tragique, ne devient qu’une péripétie de plus dans un roman comique. A l’inverse, dans un texte sombre, les moments de légèreté ne seront jamais interprétés comme réellement marrants, parce que l’attente créée par le ton général du roman va conditionner le lecteur à se contenter de rires sous cape ou de rires jaunes. C’est encore plus clair quand on pense au théâtre : quel spectateur osera s’esclaffer au milieu d’une tragédie ?

Le ton crée une attente

On l’a compris : le ton crée une attente chez le lecteur, et il colore toute la perception d’un livre. En cas de rupture abrupte de ton, le lecteur, désemparé, risque de ne plus comprendre quelle réaction on attend de lui, et les effets souhaités par l’auteur peuvent tomber à plat.

Pour revenir sur l’exemple cité plus haut, la mort devient moins tragique dans un texte comique. Cela signifie qu’un auteur qui a entamé son roman en adoptant un ton résolument humoristique, et qui souhaiterait inclure un authentique moment de pathos dans son histoire, par exemple à l’occasion d’un décès, aurait beaucoup de mal à y parvenir, parce que le ton choisit entrerait en conflit avec l’effet émotionnel désiré. S’attendant à rire, le lecteur sera incapable de se mettre soudain à pleurer. Tout au plus sera-t-il capable de vaguement faire la grimace.

On le comprend bien : le mot « ton » est particulièrement bien choisi, si l’on considère son acception musicale. En musique, chaque œuvre a une tonalité, une gamme de huit notes, caractérisée par un tonique et un mode, et pour éviter un canard, chaque instrument va devoir s’y accorder. En littérature, c’est pareil : à trop s’éloigner du ton général, on risque la fausse note.

Il est possible de jouer sur les deux tableaux

Pourtant, les œuvres qui passent du rire aux larmes ne sont pas rares. C’est donc qu’il est possible de jouer sur les deux tableaux, sans couacs et sans que les moments d’émotion ne tombent à plat. Pour y parvenir, une technique simple est celle qui donne son titre à cet article : les accords de ton.

Ce que je vous propose, c’est de réfléchir au ton de votre texte, juste après avoir établi votre plan, et juste avant d’entamer la rédaction de votre premier jet. Sauf qu’au lieu de vous contenter de choisir un ton pour votre œuvre, je vous suggère d’en sélectionner deux : un ton principal et un ton secondaire.

Le ton principal va servir de référence centrale à votre lecteur tout au long du texte. Il correspond à vos intentions majeures vis-à-vis de l’histoire, à l’émotion dominante que vous souhaiteriez voir adoptée par le lecteur dans la plupart des scènes. Le ton secondaire est moins important, mais il est néanmoins présent du début jusqu’à la fin, offrant un complément, parfois même un contrepoint, à la tonalité principale de l’œuvre.

Cela permet de jouer sur deux tableaux à la fois, sans prendre le lecteur en traître. Un récit dont le ton principal est tragique et le ton secondaire humoristique pourra réussir à faire rire, malgré sa tonalité dominante. L’inverse, soit une histoire humoristique/tragique restera convaincante même dans les moments les plus tristes. Il suffit de voir des films des frères Coen ou de Wes Anderson pour rencontrer des auteurs spécialisés dans ce genre d’accords de ton. Dans un autre registre, les films Marvel sont pour la plupart des histoires au ton principal dramatique, et au ton secondaire comique, ce qui leur permet, la plupart du temps, de passer d’un registre à l’autre sans trop de casse.

Soyez aussi clairs que possible

Cela nécessite de procéder avec doigté, et d’introduire le ton secondaire suffisamment tôt, par petites touches, sans ensevelir le ton principal. Par exemple, vous pouvez mettre en scène un personnage secondaire drôle dans un roman au ton grave. Sa présence dès les premiers chapitres va ouvrir l’esprit du lecteur à des effets comiques plus appuyés, plus loin dans le texte.

Attention tout de même, cette approche à deux tons n’empêche pas complètement les ruptures et les couacs.

Premièrement, si elle est menée sans subtilité, elle risque de refroidir le lecteur, qui pourrait se retrouver dépourvu et ne pas savoir à quel genre de texte il a affaire. Pour éviter ça, soyez aussi clairs que possible en exprimant quel ton est le principal et quel ton est le secondaire. Deuxièmement, même si les deux tons sont bien amenés et bien accordés, l’introduction d’un passage qui adopte un troisième ton risque de ne pas fonctionner du tout. Un roman effrayant / humoristique peut très bien fonctionner, mais ajoutez-y un chapitre sarcastique ou sincère et vos intentions risquent de devenir difficiles à déchiffrer par le lecteur.

Enfin, soyez avertis : la technique de l’accord de tons peut donner de bons résultats, mais elle ne convient pas à toutes les histoires ni à tous les lecteurs. Certaines personnes sont résolument allergiques aux changements de ton, et l’introduction d’un instant de légèreté dans un texte grave ou effrayant, même amené avec délicatesse, risque de les dégoûter du texte. Certaines personnes n’aiment pas le sucré-salé, c’est ainsi, et ce n’est ni bien, ni mal.

Enfin, opter pour deux tons, même si vous êtes un styliste doué, risque de gommer l’impact émotionnel de certaines scènes de votre histoire. Ce que vous gagnez en diversité, vous risquez de le perdre en profondeur. Donc si vous souhaitez écrire un roman vraiment drôle ou vraiment triste, concentrez-vous sur un ton unique et évitez les mélanges.

Le thème

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Il y a bien longtemps, sur ce blog, j’ai rédigé un article consacré au thème, que je vous suggère de ne pas lire (je ne l’ai pas relu pour écrire la présente série). Depuis, j’ai davantage planché sur la question, comme j’ai eu l’occasion de le faire récemment au sujet du genre, par exemple, un autre sujet que j’ai revisité, et j’ai l’impression que je suis désormais en mesure de partager avec vous une réflexion qui pourra vous rendre davantage service.

Le thème, ça n’est pas particulièrement facile de comprendre ce que c’est exactement, même si nous en avons toutes et tous une compréhension intuitive et approximative. Encore faut-il y coller des mots. Afin de définir ce qu’est le thème d’une œuvre littéraire, je vous propose de procéder par élimination. Avant de savoir ce que c’est, tentons de savoir ce que ce n’est pas.

Le thème d’un roman, ça n’est pas son sujet, ça n’est pas son argument, ça n’est pas son message.

Le sujet d’un livre, c’est, pour faire simple, la réponse à la question « de quoi ça parle ? » Si on devait résumer le bouquin en un mot, ça serait quoi ? Par exemple, le sujet de « L’adieu aux armes » d’Ernest Hemingway, c’est la guerre. On y parle de guerre, ça se passe pendant la guerre, il y a des personnages qui font la guerre. « Belle du Seigneur » d’Albert Cohen, ça parle d’amour. Son sujet, c’est l’amour. « De sang-froid », de Truman Capote, ça cause de meurtre. Bref, le sujet, c’est le truc que vous dites à quelqu’un qui lit en-dessus de votre épaule pour lui fournir une vague indication du contenu du roman. En-dehors de ça, ça n’a pas beaucoup d’intérêt. Le hasard ou les circonstances peuvent faire que le sujet et le thème se confondent, mais en principe, ça n’est pas le thème.

Un des éléments constitutifs d’un roman

En ce qui concerne l’argument, on a affaire à une notion un peu plus complexe. L’argument, c’est l’idée principale qui structure le roman. C’est un condensé de l’intrigue en une phrase, la réponse à la question « Qu’est-ce qui se passe dans cette histoire ? » L’argument des « Frères Karamazov » de Fedor Dostoïevski, c’est la trajectoire de trois frères à la vision morale très différente, et de ce qui se passe quand l’un d’eux commet un parricide. L’argument du « Cycle de Tshaï » de Jack Vance, c’est l’aventure d’un astronaute humain qui débarque sur une planète contrôlée par quatre espèces extraterrestres très différentes. L’argument, c’est donc la version courte du résumé de quatrième de couverture. Ça n’est donc pas le thème.

On a déjà eu l’occasion d’évoquer ici le message en littérature. Il s’agit (je me cite moi-même, quelle suffisance !) d’« une proposition morale, un projet de société, un ensemble de valeur » délivré par un roman. Il s’agit de la réponse à la question « Quelle est la leçon de cette histoire ? » L’inclure est un acte délibéré de la part de l’écrivain, souvent explicite et facultatif. Il y a des romans à message et des romans sans message. À l’inverse, un roman écrit sans que l’auteur songe à y inclure consciemment un thème pourra malgré tout être perçu comme s’il en avait un par les lecteurs.

OK. Si le thème n’est rien de tout cela, de quoi s’agit-il ?

Le thème, c’est un des éléments constitutifs majeurs d’un roman, aux côtés de la structure, de la narration, des personnages, du décor, du style. De tous, c’est celui dont la pertinence est la moins intuitive. S’il est difficile de s’imaginer un roman sans structure ou sans personnage, on peut aisément être tenté de penser qu’un roman sans thème est possible, voire courant. En réalité, il est probablement utile de se familiariser avec ces autres sujets avant de se pencher sur le thème, car cela permet de cerner de quelle manière il trouve sa place parmi eux.

Il apporte de la cohérence

Le thème, c’est un sujet philosophique qui touche à la condition humaine, à la société ou à la spiritualité qui est entrelacé dans le roman. C’est la réponse à la question : « Quelle idée anime cette histoire ? » On peut l’exprimer en un ou en plusieurs mots, voire toute une phrase. Il confère à votre œuvre du sens, lui sert de colonne vertébrale, lui apporte de la cohérence, de la couleur, de l’inspiration, ainsi qu’une résonance singulière susceptible de toucher les lecteurs. Le thème est rarement explicite, et parfois involontaire. Il est tout à fait possible de percevoir un thème dans un narratif alors qu’il ne s’agit pas de l’intention de l’auteur. De même, un thème peut jouer son rôle dans un roman sans que le lecteur ne soit conscient qu’il existe.

On n’est même pas réellement obligé d’être tous d’accord sur le thème réel d’un roman pour que la notion ait du sens. Ce concept peut être utilisé comme élément constructeur d’un narratif, de différentes manières, on aura l’occasion de le voir, mais il peut aussi fonctionner comme un prisme pour analyser une œuvre littéraire, même si lecteur et auteur ne tombent pas d’accord sur le thème réel du roman. Ce n’est pas une simple vue de l’esprit, mais disons qu’il y a une part de subjectivité.

Penchons-nous sur la question d’une manière plus formelle. Le sujet, on l’a compris, peut se définir en un seul mot, par exemple « La guerre ». L’argument, c’est une phrase ou une série de phrases à la teneur descriptive (« Le parcours d’une famille allemande déchirée par la première guerre mondiale »). Le message, c’est une phrase de nature prescriptive, un point de vue, une thèse (« Il n’y a pas de guerre juste »). Finalement, le thème peut se définir par un seul mot (« La guerre », sauf qu’ici il s’agit d’un point de départ à la réflexion plutôt qu’un point d’arrivée), de deux mots que l’on met en regard (« guerre et justice »), d’une question (« Peut-il y avoir une guerre juste ? ») ou d’une phrase de nature exploratoire et ouverte (« La notion de justice en temps de guerre »).

Il y a beaucoup à gagner à en développer un

Les thèmes ne sont pas d’intéressants adjonctions à un roman. Au contraire, ils en forment généralement la partie centrale. Une histoire sans thème, c’est une histoire sans centre, sans axe, qui vadrouille approximativement d’une idée vers l’autre. Tous les romans ne doivent pas nécessairement être construits autour d’un thème central fort et captivant, mais il y a beaucoup à gagner à en développer au moins un, même de manière incomplète. Le résultat y gagnera en cohérence (les différentes parties formeront un tout) et en résonance (l’histoire va toucher les lecteurs). Un thème, c’est le point d’ancrage entre d’une part l’écrit, la fiction, et d’autre part l’expérience universelle de l’être humain.

Alors, comment pourrait-on définir les thèmes des œuvres que l’on a citées jusqu’ici dans l’article ? Le thème de « L’adieu aux armes », selon moi, c’est « L’absurdité de la guerre vs l’amour » ; « Belle du Seigneur », ça parle de « La passion, valeur dépassée ? » ; le thème de « De sang froid », c’est « Qu’est-ce qui peut pousser un individu à tuer ? » ; « Les frères Karamazov » a plusieurs thèmes, mais retenons celui-ci : « Le libre-arbitre et la responsabilité face à Dieu » ; enfin, le thème du « Cycle de Tshaï », c’est « Le prix de la liberté ».

On le comprend bien au vu de ces énoncés, un thème littéraire, c’est une graine, qui va laisser pousser ses radicelles partout dans le texte, en influençant chaque aspect, de la genèse à l’interprétation par le lecteur, en passant par les personnages, le décor et même la narration. Nous allons explorer cette idée ces prochaines semaines.

Le piège de l’école

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Dans les articles précédents de la série des « pièges », j’ai examiné dans quelle mesure s’inspirer du fonctionnement narratif de différents médias – télévision, jeux de rôle, cinéma, jeux vidéo – risque de donner de mauvais résultats dans un contexte littéraire. Mais ces inspirations transmedia ne sont pas les seules qui sont susceptible de guider la plume des romanciers. Parmi tout ce qui laisse une marque sur notre sensibilité créative, l’école occupe probablement le premier rang.

C’est à l’école qu’on est, qu’on le veuille ou non, le plus massivement exposé à la littérature. Au cours d’un cursus scolaire ordinaire, un écolier ou un étudiant va lire plusieurs livres, d’auteurs différents, et va pouvoir se forger un petit aperçu de ce que la littérature a à offrir.

Tout cela est très positif. Cela signifie par exemple que les auteurs en herbe qui lisent peu, ou uniquement dans le contexte étroit de leur style de prédilection, auront au moins une fois dans leur vie été exposés à autre chose. Cela peut avoir des conséquences très concrètes. D’autant plus que les classiques sélectionnés pour être présentés en classe ont rarement traversé les époques par hasard. Ce sont des livres de qualité, propres à inspirer n’importe quel auteur contemporain, au moins un petit peu.

Les classiques créent une pesanteur stylistique qui se répercute sur la littérature d’aujourd’hui

Cela dit, malgré la qualité de ces livres montrés en exemple, ils représentent rarement la littérature contemporaine. Il n’est pas exclu qu’un jeune sorti de l’école ait les idées assez claires sur ce à quoi ressemblait les romans au 19e siècle ou dans la première moitié du 20e siècle, mais n’ait pas vraiment de perception de ce qui s’écrit aujourd’hui. En étant trop influencé par ce qu’on a vu défiler à l’école, on risque d’avoir une curieuse image de l’évolution des lettres, un peu comme celle d’un individu qui aurait survolé l’histoire de la musique mais ignorerait tout après l’invention du ragtime.

Il ne s’agit pas tellement de regretter que les auteurs vivants ne soient pas mieux représentés, mais à force de privilégier les classiques, cela crée une pesanteur stylistique qui se répercute sur la littérature d’aujourd’hui. Dans le milieu de la fantasy, par exemple, la plupart des auteurs écrivent – souvent très bien, ça n’est pas la question – comme s’ils rédigeaient des romans naturalistes du 19e siècle, avec toutes les habitudes narratives de l’époque. Pour s’extraire un peu la tête de tout ça, il peut être utile d’aller s’intéresser un peu aux grands stylistes de notre époque, afin de se rendre compte qu’on n’est pas du tout obligé de raconter des histoires comme Émile Zola.

Personne ne pense à expliquer aux chères têtes blondes comment les histoires sont racontées

Qui plus est, l’approche de l’enseignement de la littérature à l’école est principalement historique, thématique et occasionnellement stylistique. On ne fait pratiquement pas de narratologie, personne ne pense à expliquer aux chères têtes blondes comment les histoires sont racontées. Dans le pire des cas, cela peut mener, chez les jeunes auteurs, à un désintérêt pour ces questions, qui risque de leur faire prendre du retard dans leur cheminement d’écrivain.

Mais l’école ne fait pas que donner un aperçu de la littérature. Elle enseigne également des bases d’écriture. Sauf que là non plus, celles-ci ne sont pas destinées à former la prochaine génération d’écrivain, mais plutôt à éviter d’entretenir avec la langue un rapport trop paresseux. Attention, c’est important d’en prendre conscience : les règles d’écriture transmises à l’école n’ont aucun intérêt pour un romancier, elles doivent être laissées de côté.

Exemple : les enseignants ont pour mission d’expliquer à leurs élèves qu’une phrase sans verbe, ça n’existe pas. Impensable d’aller coller un point si on n’est pas passé d’abord par la case « verbe ». Et ils ont bien raison de le faire : leur mission est d’expliquer la structure de la phrase, et le rôle qu’y joue chaque élément. Mais ce principe, crucial sur un plan scolaire, ne constitue absolument pas une règle qui a la moindre valeur littéraire. Oui, il est parfaitement possible d’écrire une phrase sans verbe dans un roman. Ou sans sujet.

L’école distille une fausse idée de la langue

Et pourquoi, je vous le demande, les professeurs insistent pour faire disparaître toutes les répétitions dans les phrases qu’écrivent leurs élèves ? Pour les pousser à trouver des synonymes, et ainsi, à s’interroger sur ce qu’ils sont en train de dire, et sur les connotations du vocabulaire dont ils font usage. C’est très bien, mais laissez-donc ce principe à la porte d’entrée de la littérature. Les répétitions y ont tout à fait leur place, pas comme oreiller de paresse, mais par exemple dans des figures de style comme les anaphores ou les antanaclases.

De manière générale, le fait d’avoir été sensibilisé à la littérature à travers l’école distille une fausse idée de la langue, qui risque de se perpétuer dans le style des futurs écrivains. Comme le français est une matière scolaire, transmise par un enseignant, donc littéralement venue d’en haut, on peut avoir tendance à pense que la langue est quelque chose d’immuable, qui nous est transmis par les générations précédentes, à travers des institutions qui font autorité, comme l’Éducation nationale ou l’Académie française.

Ce n’est pas le cas. Le français, comme n’importe quel autre langage, est un construit collectif en mouvement perpétuel. Il appartient aux écrivains, aux poètes, aux rédacteurs, et à tous les locuteurs de la langue. Ce sont eux qui la modèlent, eux qui la peuplent de nouveaux mots, eux qui la font évoluer.

L’idée qu’il existe un standard qui définit, au-delà des règles de la grammaire et de l’orthographe, ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, est une illusion. Si vous avez besoin d’un mot, inventez-le. Si vous sentez qu’il vous faut tordre une règle pour parvenir à l’effet que vous avez en tête, allez-y. La langue s’en remettra. Voir le français comme un standard auquel il faut adhérer, plutôt que comme la matière première d’une créativité illimitée, permet sans doute de distribuer bonnes et mauvaises notes aux élèves, mais du point de vue de la littérature, c’est regrettable.