Écrire le sexe

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On fait davantage l’amour dans la réalité que dans les livres.

Ce constat peut paraître paradoxal : après tout, la littérature pourrait sembler être par excellence le lieu d’accomplissement de tous les fantasmes, mais en s’y penchant de près, on réalise que ce n’est pas tout à fait le cas. Oui, on assassine bien davantage entre les pages que dans la vie de tous les jours, mais il n’en va pas de même pour le sexe.

Alors que la sexualité fait partie de la vie de tous les jours, qu’il s’agit d’une activité à laquelle tous les adultes s’adonnent avec plus ou moins de régularité, il y a des genres entiers de la littérature qui ne l’évoquent pas du tout, ou de manière très allusive, et où quoi que ce soit de trop explicite paraîtrait terriblement déplacé. Au fond, par bien des aspects, la littérature traite la vie sexuelle un peu comme elle traite tout ce qui se passe aux toilettes : on sait que ça existe mais on n’a pas particulièrement envie de s’attarder là-dessus.

Existe-t-il un puritanisme en littérature?

En théorie, écrire une étreinte de manière explicite dans un texte destiné à des lecteurs adultes devrait être la chose la plus naturelle du monde, mais, à moins que l’on se situe dans un genre qui réserve au sexe la première place, comme la littérature érotique ou certaines romances, ce type de scène est souvent absent. Les lecteurs, comme les éditeurs, et bien souvent, les auteurs eux-mêmes, n’ont pas envie de voir ça : ils jugent ces scènes trop intimes, trop explicites, et suspectent ceux qui les écrivent de ne chercher qu’à exciter le lecteur à bon compte.

Comme l’a écrit G.R.R. Martin:

« Je peux décrire une hache fracassant un crâne humain dans les moindres détails et personne ne s’en souciera. Si je rédige une description tout aussi détaillée d’un pénis rentrant dans un vagin, je reçois des lettres de lecteurs mécontents. Pour moi, c’est frustrant, c’est de la folie. Au bout du compte, un pénis rentrant dans un vagin représente quelque chose qui a donné beaucoup de plaisir à beaucoup de gens. Les haches dans les crânes, pas tellement. »

Faut-il comprendre qu’il existe un puritanisme en littérature ? Sommes-nous choqués par le déploiement de l’intimité dans la sphère littéraire ? La voit-t-on comme de la pornographie ? Ou alors la sexualité est-elle considérée comme une partie si ordinaire, si répétitive de l’existence qu’elle ne revêt, aux yeux de certains lecteurs, aucun intérêt littéraire ?

Quelle qu’en soit la raison, prendre en compte la sexualité dans un roman doit tenir compte de cette retenue. Chaque romancier, mais aussi chaque maison d’édition, va devoir trouver la bonne manière d’en tenir compte.

La plus simple, c’est naturellement de renoncer complètement aux scènes de sexe, ou d’ailleurs à toute mention de la sexualité. On raconte des histoires qui se focalisent sur d’autres parties de l’expérience humaine, et on laisse de côté tout ce qui se passer au-dessous de la ceinture. C’est évidemment un choix respectable, même si on peut considérer qu’il laisse de côté un pan significatif de nos existences.

On s’éloigne pudiquement du sexe alors qu’on s’attarde sur la violence

Autre option très populaire : les personnages ont une vie sexuelle, mais ils ne la partagent pas avec les lecteurs. Dès que deux individus, dans un livre, sont sur le point de devenir intimes, le narrateur ne décrit rien du tout, il s’éloigne pudiquement et le chapitre se termine abruptement, laissant le lecteur se charger d’imaginer l’étreinte. Il s’agit d’une option popularisée par des séries télévisées, ou un solo de saxophone et un fondu au noir étaient chargés de faire comprendre au téléspectateur qu’il allait se passer un truc sexy et qu’il n’était pas invité à rester.

Cette solution a le mérite de régler le problème : elle dote les personnages d’une vie sexuelle tout en préservant les lecteurs qui ne souhaitent pas la partager avec eux. Cette chaste discrétion, toutefois, ne rend que plus criante la différence de traitement entre le sexe et la violence : on s’éloigne pudiquement du premier alors qu’on n’hésite pas à s’attarder sur la seconde.

Dans ces circonstances, des auteurs moins timorés peuvent décider de s’attarder un peu plus longtemps dans la chambre à coucher et de traiter les relations sexuelles avec la même attention que le reste de leur narratif. Pour y parvenir, il existe différentes approches. La plus courante consiste à adopter un vocabulaire riche en métaphores, afin d’éviter d’avoir à décrire trop explicitement les différents organes et la manière dont on s’en sert. L’auteur renonce donc à ce registre anatomique et parle, à la place, de « feux d’artifices », de « tremblements de terre » et de « petite mort. »

On bascule dans une surenchère qui frise le surréalisme

L’avantage de cette solution, c’est qu’elle s’évite la fausse pudeur et qu’elle s’attache au ressenti des personnages. L’écueil, c’est que cela peut vite tourner au ridicule. À force de comparer l’extase à tout et à n’importe quoi, à faire usage de métaphores tellement alambiquées qu’elles semblent sorties de nulle part, on bascule dans une surenchère qui frise le surréalisme.

Depuis 1993, la revue littéraire britannique Literary Review décerne chaque année son « Bad Sex in Fiction Award », ou « Trophée du mauvais sexe en fiction. » Ce trophée à forte valeur sarcastique montre du doigt les auteurs dont la plume s’est emportée, en souhaitant écrire une scène de sexe, vers les rivages du risible.

Voici un extrait du roman primé en 2018, « Katerina » de James Frey:

Aveuglant époustouflant tremblant accablant explosif blanc Seigneur je jouis en elle ma bite palpite nous gémissons tous deux yeux cœurs âmes corps un seul.

Du coup, certains auteurs, pour faire passer une scène de sexe, sont tentés de faire exactement l’inverse : l’écrire sans affect, de manière sobre, clinique et descriptive, façon Nouveau Roman, sans rien qui puisse passer pour une métaphore ou quoi que ce soit de trop excitant. Cette option fonctionne très bien pour décrire le sexe triste, rongé par le quotidien et la monotonie, mais est bien trop terne pour être utilisée dans un autre contexte. Le sexe sans émotion, sans joie, ça n’est – heureusement – pas le schéma classique.

Et puis il y a toujours l’option de l’érotisme : décrire un accouplement dans le but délibéré d’exciter le lecteur. Il s’agit d’une démarche qui a l’avantage de l’honnêteté, mais qui risque de ployer sous le poids de l’emphase et des descriptions survitaminées. En choisissant cette voie, contrairement à l’option précédente, on renouera avec le côté jubilatoire de la sexualité, mais on quittera le domaine du réel pour balancer dans celui du fantasme, ce qui conviendra, en réalité, à très peu de styles de livres. Il vaut mieux conserver cette possibilité pour la littérature érotique proprement dite, aux romances épicées, au New Adult et aux autres genres qui cherchent à émoustiller.

La clé est d’écrire le sexe avec la même intégrité que n’importe quelle autre scène

Au fond, entre une scène de sexe centrée sur l’émotion, sur les faits ou sur les fantasmes, la première option reste la meilleure, mais uniquement si l’on prend garde de ne pas verser dans l’excès. La clé est de l’écrire avec la même intégrité que n’importe quelle autre scène : les personnages restent tels qu’ils sont dans le reste du roman, avec leur personnalité et leurs autres traits distinctifs ; la scène ne constitue pas une interruption de l’intrigue, mais en fait partie intégrante, avec la même importance pour le narratif que n’importe quelle autre scène ; il faut s’interdire la gratuité, et veiller à ce que la scène serve un but, qu’elle fasse progresser les enjeux internes ou externes du livre.

Une scène de sexe réussie est une scène dans laquelle les personnages conservent leur personnalité et leur dignité, et qu’on ne pourrait pas couper du narratif sans rendre celui-ci incompréhensible. Il faut aussi qu’elle soit mémorable, distincte de toute les autres scènes du même genre. Pour y parvenir, une bonne manière de procéder est d’oublier quelques instants que l’on a affaire à des pénis et des vagins, et de se rappeler qu’il y a aussi des personnages, un lieu, un vécu, des circonstances.

Lorsque deux personnages couchent ensemble, en particulier pour la première fois, tout peut être potentiellement significatif : un mot prononcé, le ton de la voix, un geste, une hésitation.

Il ne s’agit pas de faire un cours d’anatomie, mais de raconter un moment partagé entre deux individus. Dans cette perspective, toute occasion qui permet d’interrompre l’action ou de changer le rythme est la bienvenue : les complications autour du préservatif, une sonnerie de téléphone, le chat qui débarque dans la pièce, un bruit de moteur, un fou rire, bref, tous ces moments où le réel vient se mêler au fantasme, où l’on improvise, tâtonne, se trompe, rigole, recommence, bref, tout ce qui confère à l’acte de la vraisemblance émotionnelle, voilà ce qui peut changer une scène de sexe banale en quelque chose de mémorable.

⏩ La semaine prochaine: Éléments de décor – le pouvoir

 

13 réflexions sur “Écrire le sexe

  1. Très intéressant! Pour moi aussi, en littérature, ce qui est intéressant c’est de créer un moment. Cela permet de rendre vivant la scène. Concernant le manque de scène de sexe dans la littérature, j’y vois aussi le fait que la scène de sexe constitue la résolution d’une intrigue amoureuse/ou de séduction et qu’à ce titre les auteurs (moi le premier) ont tendance à aller très vite dessus. Quelque part, l’idée est de dire: un baiser aurait suffit pour comprendre qu’ils sont amoureux/s’aiment bien pas la peine de s’éterniser. Et au final, c’est dommage parce qu’il existe plein d’oeuvres du répertoire qui exploitent à merveille la tension sexuelle.

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    • Ce n’est pas nécessairement la résolution d’une intrigue, selon moi: il y a un risque dans ce cas d’écrire une scène de type « sexe-récompense », si courante dans les romances. Les scènes de sexe, selon moi, sont des scènes ordinaires, et elles peuvent jouer n’importe quel rôle dans l’intrigue, que ce soit l’établissement, la montée de la tension, le sommet, la résolution ou le dénouement, ou tout autre usage.

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  2. Merci pour cette super nouvelle série d’articles ! À titre personnel, j’ai remarqué que plus jeune, quand je n’écrivais pas dans le but d’éditer mes écrits, je n’avais aucun tabou avec les scènes de sexe, je racontais ça au calme, comme n’importe quelle autre scène de mon histoire. Puis avec l’idée de l’édition, j’ai fini par m’auto-censurer. J’ai identifié au moins deux raisons à ça.

    La première, c’est que j’ai fini par avoir peur que les gens confondent mes propres fantasmes et ceux de mes personnages (plusieurs lecteurs•trices, après m’avoir lu, pensaient qu’il s’agissait de mes fantasmes à MOI [ce qui techniquement n’était pas faux si on se base sur le premier sens du mot fantasme comme « idée ou représentation imaginaire », et iels avaient du mal à comprendre qu’un•e auteur•e puisse avoir des idées différentes de ses personnages]. Un exemple parmi tant d’autres : ce n’est pas parce qu’on écrit une scène hard dans un club échangiste SM qu’on a forcément testé / envie de tester.

    Deuxième raison, j’ai souvent lu de la part de maisons d’édition que les scènes de sexe, à moins qu’elles ne servent réellement l’histoire, étaient à éviter, surtout dès le premier chapitre, surtout dans un premier roman. Résultat : je me suis retrouvé « complexé » des scènes de sexe pendant longtemps et j’ai mis du temps à retrouver la liberté de ton que j’avais à l’époque, mais ça revient peu à peu. Mes deux projets en cours contiennent chacun une scène de sexe dès le premier chapitre. F*ck comme dirait l’autre 😉

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    • Au final, les scènes de sexe sont des scènes comme les autres: soit elles sont nécessaires, soit elles ne le sont pas. Si elles le sont, ne pas les inclure peut endommager l’intrigue. Si elles ne le sont pas, les inclure peut casser le rythme et décrédibiliser le roman.

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  3. Je crois que comme en beaucoup de domaines, tout est une question de dosage. À moins d’être un auteur pornographe, je crois aussi que dans le cadre d’une littérature « généraliste » (je ne sais pas le dire autrement), il est nécessaire de tenir compte de la sensibilité des lecteurs. Et surtout, que la ou les scènes de sexe ne soi(en)t pas gratuites, mais qu’au contraire, elles doivent s’inscrire impérativement dans la suite logique, et même nécessaire de l’histoire ; il semblerait qu’aujourd’hui, un roman ne soit plus envisagé comme intéressant s’il n’a pas ses quelques pages de sexe.
    Tu expliques aussi qu’il arrive que l’auteur termine abruptement une scène où au cours de laquelle un échange sexuel doit se faire. Certes, il y a sûrement de la pudeur dans cette démarche, mais pas que ; je crois plus à l’efficacité de la suggestion sur l’imaginaire plutôt que la description en elle-même. C’est vrai pour le sexe, c’est vrai pour le récit d’horreur, et c’est également vrai pour la violence.
    J’ai bien ri en lisant l’extrait de « Katerina ». Quand on lit ce genre de truc, on regrette toujours pour lui que l’auteur n’ait pas eu la chance d’avoir un ami pour le réveiller de sa torpeur créatrice.
    Moralité, quand on écrit du sexe, il faut être encore plus vigilant qu’à l’ordinaire. Et plus que jamais, comme tu l’exprimes si bien dans ton dernier paragraphe, être attentif au réel et non au fantasme.
    Excellent article, merci !

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    • Mais au final, ton commentaire (très pertinent) me semble refléter tout le paradoxe de la représentation de la sexualité humaine dans la fiction. Oui, il faut être attentif au réel, mais dans le réel, justement, le sexe n’est pas suggéré, il est vécu de manière très viscérale. Je trouve que s’interroger sur cette question peut agir comme un révélateur de nos biais à tous.

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  4. Très pertinent comme analyse.
    Le souci avec le sexe en littérature est un peu le même qu’en art et dans la société. Oui, au sexe où l’on en parle beaucoup et en même temps le grand tabou de la vie, on impose de le cacher.
    J’avais lu une interview du créateur de Desesparate Hoursewives qui expliquait que souvent les scénaristes n’écrivent pas les scènes de sexe au cas où leurs mères tomberaient sur le texte et en serait choqué. J’imagine qu’en tant qu’auteur on se censure facilement, en se disant « mais que vont en penser les autres si j’écris une scène de sexe ». C’est assez perturbant d’avoir l’avis de nos proches sur ce genre de scène, peut être plus que l’avis des lecteurs que l’on ne connaît pas. On peut craindre l’image que l’on va dégager en tant que personne. Ce qui peut être encore plus vrai si l’on écrit des scènes de sexe qui tombent dans la violence, ou des pratiques qui ne paraissaient pas moralement acceptés. Et j’ai la sensation que pour beaucoup dans l’art ou la littérature, toutes pratiques qui s’éloignent du sexe entre personnes amoureuses et de la position du missionnaires. Il suffit de voir les réactions de certains publiques a propos de films mais j’imagine que l’on peut trouver des réactions aussi violentes sur des scènes de livres.
    Malheureusement, le sexe reste un des tabous de la société et il faudra du temps avant de pouvoir faire changer les choses.

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