
Même en marge de l’intrigue, il y a de la vie dans un roman…
Dans le premier article de la série, j’ai postulé qu’il existait une notion que j’ai choisi d’appeler le « champ narratif », qui regroupe les événements et les actes qui constituent l’histoire et que la narration nous fait vivre directement et place au premier plan. En plus de ça, il y a également le hors-champ littéraire, c’est-à-dire tout ce qui se produit également dans l’histoire, mais qui n’est pas dans le champ narratif.
Ça n’est pas super clair quand on le formule comme ça, donc je vous le dis autrement : dans un bouquin, il y a tout ce qui est filmé par la « caméra » de la narration, et puis il y a tout le reste. Et ce reste, on peut le cataloguer en différentes catégories, que je vous propose de passer en revue. Ça va nous permettre de mieux comprendre l’étendue du phénomène, du plus éloigné jusqu’au plus proche du champ narratif.
Informations
« En ce qui concerne un petit cachalot, sa cervelle est considérée comme un plat fin. La boîte crânienne est ouverte à la hache et l’on en retire les deux lobes dodus et blanchâtres (ressemblant très exactement à deux gros puddings), on les mélange alors à de la farine, on les cuit et c’est un mets tout à fait délicieux, dont le goût rappelle celui de la tête de veau appréciée de certains gastronomes. »
Hermann Melville – « Moby Dick »
Cet extrait permet de bien saisir l’étendue du hors-champ. Dans un roman, il peut y avoir des informations qui sont intégrées dans le texte, mais qui n’ont aucun rapport avec l’intrigue et ne racontent aucune action. De fait, elles pourraient très bien se trouver dans n’importe quel autre livre, de fiction ou documentaire.
Il s’agit de données pures, sans aucune attache avec le contenu de l’histoire : il est impossible de se situer plus au large dans ce vaste océan qu’est le hors-champ. Ici, on n’a même pas affaire à des événements qui se produisent en-dehors du champ narratif : il n’y a même pas d’événements. On pourrait dire qu’il s’agit d’exposition, mais même pas : l’idée est plutôt de profiter de l’attention du lecteur pour lui délivrer des informations qui se situent plus ou moins dans le contexte de l’œuvre.
Contexte
« Tel était ce dernier fait, qui eut pour résultat de passionner à nouveau l’opinion publique. Depuis ce moment, en effet, les sinistres maritimes qui n’avaient pas de cause déterminée furent mis sur le compte du monstre. Ce fantastique animal endossa la responsabilité de tous ces naufrages, dont le nombre est malheureusement considérable ; car sur trois mille navires dont la perte est annuellement relevée au Bureau-Veritas, le chiffre des navires à vapeur ou à voiles, supposés perdus corps et biens par suite d’absence de nouvelles, ne s’élève pas à moins de deux cents ! »
Jules Verne – « 20’000 lieues au-dessous des mers »
On progresse d’un cran en direction du champ narratif, pour trouver des informations tout aussi didactiques que les précédentes, qui ne contiennent pour ainsi dire ni personnage, ni élément d’intrigue, mais juste de la pure exposition.
La différence avec la catégorie différente, c’est qu’ici, les informations délivrées existent dans le cadre de l’univers fictif du roman, et permettent d’en étoffer le contexte. On ne se contente pas de citer quelques anecdotes random, on inclut des infos qui vont donner de l’épaisseur au récit. Cela dit, elles ne concernent pas directement les protagonistes ou le cœur de l’intrigue, dont elles sont le plus souvent totalement déconnectée. Ce type d’élément hors champ parait aujourd’hui un peu vieillot et on ne le rencontre plus guère dans la littérature contemporaine (comme d’ailleurs l’expression « plus guère »).
Une sous-catégorie de ce type de hors-champ, ce sont les inserts explicatifs qui fonctionnent comme des flashbacks rapides. Ainsi « L’horloge ne sonna pas, elle ne l’avait jamais fait », commence par du champ et se termine par du hors-champ, puisque le lecteur n’a pas assisté à ces nombreuses années où l’horloge est restée muette, il le sait uniquement parce qu’on le mentionne au passage, comme un rapide coup d’œil en arrière. À l’inverse, un flashback proprement dit, au cours duquel on suivrait une séquence complète avec de l’action, des enjeux et des personnages, serait considérée comme étant dans le champ.
Raconté
« Il avait plu la veille, le sol était détrempé, la charrette s’enfonçait dans la terre à chaque instant et comprimait de plus en plus la poitrine du vieux charretier. »
Victor Hugo – « Les Misérables »
Ici, on touche à une des principales catégories du hors-champ littéraire : des éléments qui frôlent l’action et son champ narratif, mais qui restent du domaine de l’exposition. Ici, un narrateur, généralement omniscient, nous raconte que certaines choses se sont produites, ou sont en train de se produire. Ces choses peuvent avoir un lien avec les événements qui constituent le roman, mais le lecteur n’aura pas le privilège de les vivre, il se contentera d’être notifié de leur existence.
Le bon vieux principe du « montrer plutôt que raconter » permet d’opérer la distinction. Dans l’exemple de Hugo, ci-dessus, « Il avait plu la veille » est du pur hors-champ raconté : quelque chose s’est produit, on en fait mention, mais on ne le fera pas partager aux lecteurs de manière vivante.
On aurait pu, à la place, choisir de le montrer, en décrivant les tracas d’un personnage forcé d’évoluer sous une vigoureuse averse, ou au moins on aurait pu amener l’information de manière subtile, en l’approchant un tout petit peu plus près du champ narratif, par exemple en mentionnant les souliers boueux de ceux qui passent la porte. Mais si le hors-champ raconté est un peu rigide et manque de relief, il permet de communiquer un grand nombre d’informations au lecteur sans trop se casser la tête.
Rapporté
« Il y a tout juste un an que le mari de Mrs Ferrars est mort et depuis, sans la moindre preuve, Caroline soutient que sa femme l’a empoisonné. J’ai beau lui répéter, inlassablement, que Mr Ferrars a succombé à une gastrite aiguë, aggravée par un penchant un peu trop prononcé pour la boisson, rien n’y fait. Elle ignore superbement mon opinion. »
Agatha Christie – « Le meurtre de Roger Ackroyd »
Ici, une variante amusante du précédent : les événements ne nous sont pas montrés, on ne les vit pas, et oui, on nous les raconte, mais plutôt que le narrateur s’en charge directement, c’est un des personnages qui s’en charge, à travers les dialogues. C’est l’astuce préférée des dramaturges œuvrant dans le théâtre classique français. Alors que Shakespeare nous amenait au cœur de la bataille, le respect de l’unité de lieu obligeait Corneille à en faire revenir un survivant, qui racontait, à un autre personnage ainsi qu’au public, tout ce qui s’y était passé.
Cette technique est plus proche du champ narratif que la précédente, puisque, même si les événements eux-mêmes ne sont pas directement vécus par le lecteur, leur récit, lui, l’est, et celle ou celui qui en dresse le récit est un des personnages de l’histoire. Ainsi, quand on examine cette catégorie, on réalise qu’on a affaire à une scène qui se situe dans le champ narratif, qui sert à en évoquer une autre qui n’y est pas, un peu comme si le hors-champ avait ouvert une ambassade dans le champ.
On peut utiliser cette technique pour créer une distance émotionnelle avec le lecteur, ce qui peut servir, par exemple, à jeter le doute sur ce qui est raconté, ou à bâtir du suspense, si le lecteur s’attend à recevoir à terme des témoignages complémentaires, ou encore, à l’inverse, à faire en sorte que l’importance de ces événements soit sous-estimée par le lecteur.
Suggéré
« Bilbo sauta à bas de son lit et, après avoir enfilé sa robe de chambre, il se rendit dans la salle à manger. Là, il ne vit personne, mais il y avait tous les signes d’un plantureux déjeuner pris à la hâte. Dans toute la pièce régnait un affreux désordre et, dans la cuisine, il constata la présence de quantité de pots sales. Il semblait que l’on eût usé de la presque totalité de ce qu’il possédait en fait de pots et de casseroles. »
JRR Tolkien – « Bilbo le Hobbit »
Ici, le hors-champ a déployé ses effets dans le passé, proche ou lointain, ou alors il est en train de le faire dans le présent, mais ceux-ci ont une influence indirecte sur le champ narratif qui permet de suggérer ce qui s’est passé. Le détective examine une scène de crime et tente de reconstituer le meurtre à partir des indices recueillis ; les croquettes éparpillées dans la cuisine font comprendre à Odette que ses chiens ont encore fait des siennes pendant son absence ; Gaspard reconnaît l’odeur du parfum de sa fiancée dans le repère de la secte qui l’a enlevée, ce qui confirme qu’elle y a bien mis les pieds… La voix d’un personnage qui en apostrophe un autre à travers l’appartement, sans être vu, qu’on a évoqué dans un article précédent, fait également partie de cette catégorie.
Ce qui permet de suggérer qu’un événement a eu lieu ou est en train d’avoir lieu peut se ranger en deux parties : les déductions et les informations sensorielles. Dans un cas comme dans l’autre, le lecteur, ou les protagonistes, ou les deux à la fois, ne bénéficient que de données partielles, et c’est en les reconstituant qu’il peut deviner ce qui se passe, ou s’est passé, hors-champ. La déduction consiste à assembler les indices les uns avec les autres, les informations sensorielles sont des traces ou des manifestations sonores, olfactives, voire gustatives, qui offrent une trace de ce qui s’est passé, parfois suffisante à franchir la barrière poreuse entre le hors-champ et le champ narratif.
Tout cela, c’est une manière compliquée de dire ce que la plupart des écrivains ont compris d’eux-mêmes : que souvent, la meilleure manière de dire qu’il pleut, ça n’est pas de le déclarer bêtement, ni de décrire l’impact de chaque goutte sur le pardessus de notre protagoniste, mais juste de mentionner deux bottes mouillées à côté de l’entrée ou le tambourinement d’une averse sur l’appentis.




