
Afin d’achever cette série sur les enjeux littéraires, comme j’en ai l’habitude, je vous propose encore quelques conseils en vrac. Certains sont absolument cruciaux, d’autres sont purement anecdotiques, donc sentez-vous libres de picorer là-dedans les grains qui vous paraissent les plus tendres.
Les enjeux au niveau de la scène
Dans toute cette série, j’ai constamment évoqué les enjeux comme étant un mécanisme lié à l’intrigue à l’échelle du roman. Mais la réalité, c’est que le même mécanisme existe à tous les niveaux de votre histoire : au niveau du chapitre, du paragraphe, de la phrase.
En concevant chaque séquence de son histoire, un auteur devrait se poser la question « Quels sont les enjeux de cette scène ? Pourquoi c’est important ? Qu’est-ce qui se joue ? Que se passerait-il en cas d’échec ? Et en cas de réussite ? » C’est une grille de lecture qui permet de s’assurer que chaque partie de votre roman a de l’importance, qu’aucun passage n’est inutile, et que la tension dramatique est ininterrompue du début jusqu’à la fin.
Tout ce que j’ai pu dire jusqu’ici au sujet des enjeux d’une histoire complète s’applique à l’identique aux fragments d’histoire. Et naturellement, plus vous parviendrez à connecter les enjeux d’une scène aux enjeux plus généraux de votre roman, plus votre récit sera cohérent et plus son impact émotionnel sera important.
Les enjeux au niveau des dialogues
Oui, oui, cela s’applique également aux dialogues. C’est exactement la même chose. J’ai déjà eu l’occasion de vous déconseiller d’inclure du bavardage dans votre roman. Ça n’a rien d’étonnant : le bavardage, c’est le dialogue sans enjeux.
Lorsqu’on discute, dans un roman, ce n’est pas que pour brasser de l’air. Il faut que cela serve à quelque chose : il y a des choses à gagner et à perdre, des informations à soutirer, un ascendant émotionnel à remporter, des possibilités de séduire ou d’intimider. Une scène de dialogue, comme n’importe quelle scène, c’est un roman en miniature, qui possède ses propres enjeux, et je ne peux que vous conseiller de savoir de quoi il retourne avant de la rédiger.
Les enjeux et les personnages
On a surtout analysé jusqu’ici la manière dont les enjeux s’imbriquent dans l’intrigue, tant il est vrai qu’il s’agit principalement d’une notion qui conditionne ce qui se passe au cours d’une histoire, la structure, la construction et la résonance émotionnelle d’un récit. Mais c’est également un concept qui vient s’articuler dans la construction des personnages. Il va le faire de toute manière, mais c’est encore beaucoup mieux si vous en êtes conscients et que vous planifiez tout ça en toute connaissance de cause.
Cherchez à savoir de quelle manière vos personnages principaux vont se positionner par rapport aux enjeux du récit. En ce qui concerne les protagonistes, ça sera relativement facile : comme ils sont explicitement mentionnés dans la définition des enjeux, normalement, ça va coller à 100%. Mais en général, il y a en réalité un protagoniste, flanqué d’autres personnages importants : ceux-ci auront peut-être des enjeux légèrement différents, en ce sens que ce qui va leur arriver en cas d’échec sera distinct. En particulier, réfléchissez à leurs enjeux émotionnels ou sociaux : peut-être que l’histoire a des conséquences sur eux qui sont différentes de celle de votre protagoniste. Cela peut même être source de conflit entre eux, et peut-être que certains vont devoir faire des sacrifices en cours de route au nom du bien commun.
Et bien souvent, il y a un personnage pour qui les enjeux sont exactement l’inverse de ceux de votre protagoniste : on appelle ça un antagoniste. Sauf que peut-être que ce n’est pas si simple, peut-être qu’ils sont en opposition pour des questions de méthodes et d’objectifs, mais que les enjeux qui sous-tendent leurs actions ne sont pas des images miroir l’une de l’autre. Cela vaut la peine d’y réfléchir : quelles sont « les conséquences négatives de l’échec » des antagonistes ?
Besoins, souhaits, peurs, conflits
Les enjeux forment le principal moteur dramatique d’une histoire. On pourrait être tenté de n’y voir que la conjugaison des besoins, des souhaits, des peurs et des conflits qui animent les personnages. Tout le monde est traversé par ce genre de concepts. Tout le monde a besoin de quelque chose, veut quelque chose, craint quelque chose et est en désaccord avec quelqu’un au sujet de quelque chose.
Voilà des notions qui méritent d’être auscultées pour elles-mêmes, ou en tant qu’éléments constitutifs des personnages, comme on a déjà eu l’occasion de le faire ici. Par contre, elles sont distinctes des enjeux. Les besoins, souhaits, peurs et conflits sont des concepts psychosociaux liés à l’attitude et aux motivations des personnages, qu’ils soient réels ou fictifs. Les enjeux, en revanche, sont une notion de littérature, qui fonctionne à un degré de réalité supérieur à celui des personnages.
Oui, les enjeux peuvent être causés, influencés, mélangés avec ces quatre notions, mais ils peuvent également leur préexister, ou se manifester indépendamment des souhaits et des volontés des protagonistes. Cela mérite une analyse fine : en quoi les enjeux de votre récit sont-ils différents des pulsions de vos personnages ? En quoi sont-ils liés ?
En deux mots Les enjeux, c’est l’essence du drame. Il n’y a pas d’histoire sans enjeux. En revanche, il peut très bien y avoir des histoires sans besoins, sans souhaits, sans peurs ou sans conflits.
Défaite, victoire et égalité
Dans « enjeu », il y a « jeu », et il peut être pertinent de considérer cet élément sous un angle ludique. Dans les articles de la série, on a principalement défini les enjeux sous un jour négatif : « les conséquences négatives de l’échec des protagonistes », mais il peut être également intéressant de consacrer un peu d’attention aux conséquences positives.
En quoi la victoire, le triomphe des personnages de votre roman exerce-t-elle une influence sur le décor et les personnages de votre récit ? Il est méritoire d’éviter le pire, mais il peut être salutaire d’apporter le meilleur. Même si du point de vue dramatique, il est plus intéressant de se concentrer sur les conséquences potentiellement néfastes de l’histoire, les conséquences bénéfiques peuvent elles aussi bénéficier d’une petite réflexion. Qu’est-ce qui change pour le mieux ? Est-ce positif pour tout le monde ? Est-ce durable ? Certains aspects de la situation sont-ils irrémédiablement améliorés, sans possibilités de retour en arrière ?
Et si personne ne gagne ? Que se passe-t-il en cas d’égalité ? De match nul ? Et si les protagonistes n’échouent pas mais ne réussissent pas non plus, qu’arrive-t-il ? On peut être pensé que la résultante va ressembler au statu quo, mais ce n’est pas nécessairement le cas. En cas d’égalité, la situation peut évoluer malgré tout, et il peut être fructueux de se demander dans quelle mesure elle peut le faire.
L’ironie dramatique
On parle d’ironie dramatique quand le lecteur sait quelque chose que le protagoniste ignore. Cela peut acquérir une résonance toute particulière quand on examine cette idée au regard des enjeux littéraires.
En fonction des choix narratifs de votre récit, il est possible que votre personnage ait du retard – ou de l’avance ! – sur le lecteur en ce qui concerne leur compréhension des enjeux de l’histoire dans laquelle ils s’inscrivent. Alors que le lecteur sait que le protagoniste ne dispose plus que de 48 heures pour sauver la ville, celui-ci l’ignore, et tout le temps qu’il perd à faire autre chose est vécu comme une torture, ou en tout cas comme un suspense insoutenable par le lecteur.
Parfois même, ce que le protagoniste prend pour les enjeux se situe à l’inverse de ce qu’il devrait réellement accomplir, et toutes les actions qu’il entreprend l’éloignent de son objectif. Il est son propre pire ennemi, il conspire contre lui-même, et le lecteur, impuissant, ne peut que souhaiter qu’il finisse par en prendre conscience.
Les enjeux avant l’histoire
On l’a compris : les enjeux sont une notion qui permet de structurer l’intrigue d’une histoire. C’est très bien, mais cela ne veut pas dire nécessairement que ceux-ci naissent avec le début de l’histoire. Ils peuvent très bien préexister à la première page du livre. Votre personnage peut se retrouver catapulté dans une situation déjà en cours, qui comporte des enjeux potentiels, voire même des enjeux identiques à ceux que votre protagoniste va devoir endosser, mais assumés par quelqu’un d’autre.
Par exemple, votre roman peut traiter des efforts de votre personnage pour acquérir et restaurer la vieille demeure familiale, après que son père a tenté de le faire pendant des années et a échoué à décourager d’éventuels acquéreurs potentiels.
Rappelons ce conseil déjà donné ici : débutez votre histoire le plus tard possible, au moment où les choses deviennent les plus intéressantes possible, pas avant, quand la tension monte lentement et que les choses se mettent en place. Cela veut dire que les enjeux seront placés avant même la première page de votre roman.
Changer les enjeux
On a énormément discuté ici des possibilités d’escalade, d’augmenter les enjeux. Il est également possible de les changer en cours de route. Possible, mais délicat, parce que cela peut créer des ruptures qui vont rendre votre histoire difficile à suivre, ou insatisfaisante pour le lecteur.
Dans les histoires de Conan le Cimmérien, par Robert Howard, on trouve essentiellement trois types d’enjeux différents, selon l’âge du protagoniste. Le jeune Conan n’aspire qu’à vivre libre et sans entraves, et ses enjeux tournent autour de la perte de sa liberté. Le Conan adulte rêve de conquérir le pouvoir, et finit par devenir roi de l’Aquilonie, et ses enjeux ont à voir avec l’acquisition d’argent et d’avantages. Le Conan mûr règne sur l’Aquilonie, et se demande si le pouvoir ne lui a pas coûté la liberté, et ses enjeux se confondent avec ceux de son royaume. À cela s’ajoutent naturellement des enjeux spécifiques à chaque histoire, ce qui fait que si l’on se mettait en tête de lire toutes les nouvelles de Conan dans l’ordre biographique, on assisterait à d’importants changements au niveau des enjeux.
Ce genre de chose a toute sa place dans une série, littéraire ou télévisée. C’est plus délicat à négocier dans un roman d’un seul tenant. Dans la mesure où l’enjeu est le nerf de l’histoire, si l’on en change en cours de route, c’est comme si on racontait une autre histoire. Pour parvenir à le justifier, il faut par exemple que les thèmes de votre roman soient très forts, et que ce soient eux qui structurent votre récit. Imaginez que vous écriviez un roman sur la Foi, mettant en scène un Croisé à différentes époques de sa vie, où il est d’abord subjugué par Dieu, puis prosélyte, fanatique, en crise, et enfin amer. Chaque section du récit aura sans doute des enjeux différents, ce qui est possible parce qu’il y a autre chose qui donne sa cohérence à l’ensemble. À moins que ça soit le cas de votre projet, je déconseille de changer du tout au tout les enjeux en cours de roman.
Abandonner les enjeux
N’abandonnez jamais, jamais les enjeux avant la fin du roman. Les enjeux, c’est le roman. Vous pouvez les intensifier, les modifier, les présenter sous une lumière nouvelle, mais pas les abandonner. Dès l’instant où ceux-ci sont retirés du récit, il n’y a plus de tension, plus de moment dramatique pour tirer l’intrigue en avant, plus aucune raison pour le lecteur pour continuer à vous lire.
Abandonner les enjeux, c’est comme démonter les buts d’un terrain de football avant la fin du match ; c’est comme proposer des billets pour un avion qui n’a pas de moteur ; c’est comme construire un musée magnifique mais oublier la porte ; c’est comme faire l’Orient-Express et s’arrêter à Strasbourg. Ne le faites pas.