Arc narratif : préparation et retombées

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Planter une graine – cueillir une fleur.

Dégoupiller une grenade – assister à l’explosion.

Raconter la blague – arriver à la chute.

Cuisiner un repas – le déguster.

On le constate, les métaphores ne manquent pas pour décrire ce fonctionnement bien connu des amateurs de littérature. En deux mots : une bonne partie du métier de romancier consiste à expliquer des trucs, puis à en évoquer les conséquences. Une autrice, un auteur évoque patiemment une situation de départ, qu’il va faire évoluer, jusqu’à son inévitable conclusion. C’est un des fonctionnements de base de ce qu’on appelle un arc narratif : regarde ce que tu étais, regarde ce que tu es devenu.

Les pros américains du screenwriting aiment utiliser pour décrire ce mécanisme les termes de « setup » et « payoff » (grosso modo « mise en place » et « gain »), mais ici, et dans les articles suivants, je choisis d’utiliser les mots « préparation » et « retombées », qui me semblent plus adaptés.

J’ai déjà eu l’occasion d’en parler ici dans un article consacré à la notion de mystère : cette construction trouve son corollaire dans le principe connu sous le nom de « fusil de Tchekhov », formulé par le dramaturge russe Anton Tchekhov de la manière suivante :

« Supprimez tout ce qui n’est pas pertinent dans l’histoire. Si dans le premier acte vous dites qu’il y a un fusil accroché au mur, alors il faut absolument qu’un coup de feu soit tiré avec au second ou au troisième acte. S’il n’est pas destiné à être utilisé, il n’a rien à faire là. »

Pour Tchekhov, il s’agit principalement d’un principe de parcimonie dramatique : faire usage des éléments d’intrigue qui ont été introduits, et ne pas introduire d’éléments d’intrigue qui n’auront pas de rôle déterminant. En deux mots : à quoi bon ne pas se servir de trucs qui sont sur la page, et à quoi bon écrire des trucs dont on ne va pas se servir.

Si vous souhaitez approfondir un peu cette question, vous trouverez des développements dans l’article cité ci-dessus. Mais la paire préparation/retombées ne renvoie pas uniquement à un souci de parcimonie : il s’agit également d’une règle de construction dramatique fondamentale, celle qui préside à l’élaboration de n’importe quel arc narratif. Elle peut s’énoncer de la manière suivante : mieux une scène est préparée en amont, meilleures seront ses retombées.

La préparation est partout, même dans les petits détails

Qu’est-ce qu’on entend exactement par la préparation ? Qu’est-ce qui la constitue ? On aura l’occasion d’explorer cette question plus en détail ces prochaines semaines, mais dans les grandes lignes, il s’agit de tous les éléments qui, au cours d’un narratif, sont d’abord introduits, avant d’être utilisés au cours d’une scène plus tardive. Si, au début de votre histoire, vous établissez au sujet de votre personnage principal qu’il est inspecteur de police et végan, ces données comptent comme de la préparation lors d’une scène où on le voit, au commissariat, refuser un sandwich au pastrami. Si la guerre éclate dans le premier chapitre, on ne s’étonnera pas que le protagoniste, un soldat, soit envoyé au front. Si, au départ, on mentionne que la mère d’Achille a oublié de rendre son talon indestructible, à la fin, on comprendra pourquoi une flèche tirée à cet endroit le terrasse.

On le comprend bien avec cet exemple : dans un roman, la préparation est partout, y compris dans les petits détails. Elle est en général plus présente au début de l’histoire, lorsqu’il faut tout expliquer, ainsi que dans les séquences d’exposition, et plus l’intrigue progresse, moins elle occupe de place. Il est relativement rare de continuer à introduire de nouveaux éléments majeurs dans le dernier tiers d’un livre. On peut noter aussi qu’une scène peut très bien intégrer tout à la fois des retombées et de la préparation pour un futur chapitre.

Et les retombées, qu’est-ce que c’est ? Elles sont principalement de deux types : la clarté et les enjeux.

Ici, j’appelle « clarté » tout ce qui contribue à la bonne compréhension du récit. En deux mots, une des raisons d’être de la préparation, c’est que la lectrice ou le lecteur comprenne tout simplement ce qui se passe dans l’histoire qu’il découvre. L’auteur va ainsi égrener au fil des scènes des informations en tous genres qui vont permettre au lecteur de comprendre ce qui se passe, lorsque ces éléments entre en jeu dans le récit.

Pour comprendre, imaginons une scène où votre personnage principal, une architecte, mène une réunion tendue avec ses clients autour du projet de musée dont elle est chargée, alors que la manière dont elle a dessiné le frontispice suscite une levée de boucliers. Afin que cette scène soit compréhensible (qu’on atteigne donc ce que j’ai choisi d’appeler la « clarté »), il va falloir un minimum de préparation, en l’occurrence, intégrer au préalable des scènes où on apprend :

Qu’elle est architecte

Qu’elle a été mandatée pour un projet de musée

Que le frontispice du bâtiment soulève une levée de boucliers

Que ses clients rejettent la faute sur elle

Avec ces éléments en tête, le lecteur arrivera préparé à la scène de la réunion tendue, dont il pourra identifier les participants et dont il comprendra les tenants et les aboutissants. Mais si la préparation n’est pas bien faite, s’il manque des faits ou s’il est difficile de les déduire par soi-même, la scène risque d’être incompréhensible et de susciter la confusion. Ici, en guise de retombées, on a simplement affaire à une exposition efficace. Pour résumer, en l’occurrence :

  1. Préparation = informations
  2. Retombées = le lecteur comprend ce qui se passe

Voilà pour la clarté. Mais je l’ai dit, une bonne préparation sert également à rendre explicite les enjeux, ce qui risque de se produire en cas d’échec, ainsi que l’attitude des personnages vis-à-vis de ce qui se joue dans cette partie du récit. Si tout cela est mené efficacement, lorsque le lecteur arrive à la scène-clé, il va se sentir émotionnellement impliqué et il sera touché, ému, amusé, émoustillé, courroucé par ce qu’il lit, en fonction de l’effet recherché.

Pour revenir à notre exemple, afin que les retombées soit maximales lors de la scène de la réunion tendue, l’auteur de notre roman sur l’architecture pourra avoir semé des scènes où on apprend que la protagoniste :

Joue tout son avenir professionnel autour de ce dossier, et que son bureau déposera le bilan en cas d’échec

Que sa mère, au nom de la défense du patrimoine, est l’une des principales opposantes au frontispice

Qu’un des clients est un homme qu’elle a rencontré lors d’une soirée et avec qui elle a entamé un début de relation amoureuse, sans savoir qui il était

Les enjeux sont élevés, et de natures différentes, et grâce à cette préparation, le lecteur comprend que quoi qu’il arrive, la protagoniste va probablement souffrir d’une manière ou d’une autre. À la fin de la scène sur la réunion de travail, si tout est bien goupillé, l’impact émotionnel devrait être maximal. Donc ici, on a :

  1. Préparation = enjeux
  2. Retombées = impact émotionnel

Une bonne préparation mène à des retombées maximales. Ce mécanisme s’appelle le mérite dramatique, et on va l’explorer dans un prochain article.

Critique : Infomocracy

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Comme tous les dix ans, la planète s’apprête à élire ses dirigeants. Sous le nouveau régime mondial de la microdémocratie, le monde a été découpé en territoires de 100’000 personnes, libres de choisir leur forme de gouvernements parmi de nombreuses possibilités, sous la supervision d’Information, une organisation qui a le monopole de l’information au niveau mondial. Impliqués à divers niveaux dans ce processus, trois individus vont naviguer cette élection émaillée de surprises.

Titre : Infomocracy (The Centenal Cycle #1)

Autrice : Malka Older

Editeur : Tor.com (ebook)

« Infomocracy » n’est pas un roman comme les autres. Pour commencer, il s’agit d’un amalgame de plusieurs genres littéraires. Le livre emprunte beaucoup au cyberpunk, offrant des versions revisitées de certains des motifs traditionnels du genre. Comme il consacre beaucoup de place à décrire un système politique qui marche dans l’ensemble plutôt bien, je le situerais aussi dans ce genre presque oublié qu’est la littérature utopique. Enfin, on a affaire sous certains aspects à un thriller politique, à un roman noir, et même, en cherchant bien, à une romance.

Si on ajoute à cela que la structure emmène le lecteur suivre trois protagonistes (plutôt cinq, en réalité), qui tous, parcourent la planète toute entière, présentée comme un gigantesque village où les distances n’ont plus réellement d’importance, on a affaire à un objet littéraire singulier, qui mérite respect et attention rien que pour l’ambition dont il fait preuve.

L’autrice bénéficie d’une longue expérience dans l’aide au développement et l’action humanitaire, et ça se sent. Son parcours confère une grande vraisemblance aux rouages des institutions qu’elle décrit, à la manière dont les efforts des humains se conjuguent, souvent maladroitement et chaotiquement, pour produire un effort commun. Elle décrit avec beaucoup de justesse la culture singulière qui se crée au sein des institutions internationales, et la manière dont les traditions locales se juxtaposent avec les us et coutumes de la société globale.

Autre point fort du livre : la manière délicate dont Malka Older parvient à décrire ses personnages entièrement à travers leurs actions. Pour peu qu’il soit un peu attentif, le lecteur apprendra à connaître ces individus et leurs différences à travers les choix qu’ils prennent ou qu’ils rejettent. Même la place considérable, presque insolite, consacrée à décrire les tenues d’une des protagonistes contribue à nous permettre de comprendre la manière dont elle fonctionne. C’est ici, dans les petites choses, dans les non-dits, les menues complications des relations humaines, que le livre excelle.

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Tout n’est pas aussi convaincant, hélas. Pour l’essentiel, « Infomocracy » est un livre sans enjeux. Pendant le premier tiers du livre, les personnages errent, réagissent aux événements et nous permettent de découvrir leur univers, jusqu’à ce qu’on comprenne que ce qui tient d’enjeux, ici, peut se résumer en « comment des personnages vivent chacun à leur manière une élection ». Cela prive l’histoire de toute tension dramatique. Après cette phase d’introduction, un événement surprenant, une catastrophe naturelle, vient relancer le narratif, mais on s’aperçoit vite qu’il ne s’agit que d’une péripétie, pas du coeur de l’histoire.

Dans la seconde moitié, on s’attache à une tentative de fraude électorale massive, aux multiples rebondissements, et le roman trouve enfin son moteur, mais là non plus, ça n’est pas entièrement convaincant. Les protagonistes enquêtent pour découvrir qui a fait le coup, mais ils ne parviennent jamais à une réponse définitive. Au final, l’histoire est réglée en quelques paragraphes, on nous livre ce qui est l’hypothèse la plus probable sur ce qui est arrivé, et les personnages ne semblent pas trop s’en soucier. Il n’y a que deux protagonistes qui ont un réel impact sur l’intrigue et qui connaissent une évolution en cours d’histoire. Les autres, soit ne servent qu’à illustrer un aspect du décor, soit vivent des intrigues secondaires qui s’étiolent. Peut-être que tout cela est développé davantage dans les deux tomes suivants, mais ce livre-ci se termine comme un pétard mouillé.

Enfin, le roman souffre de ruptures de ton. Pour l’essentiel, il s’agit d’un thriller politique, et tout reste généralement feutré, mais le tout est ponctué de scènes d’action dont on a l’impression qu’elles existent principalement pour conférer un vernis cyberpunk à l’ensemble. Un chapitre où une des protagonistes se bat contre des saboteurs à grands coups de shurikens m’a parue parfaitement grotesque.

Il y a beaucoup de négatif dans cette critique, mais en réalité, j’ai plutôt apprécié « Infomocracy ». L’autrice a du talent, les qualités du livre le rendent attachant, et son univers est fascinant. Ce que j’ai appris des tomes suivants me donne toutefois l’impression que l’histoire s’éloigne des éléments qui m’ont séduit, et je préfère en rester là.

Enraciner le thème

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Le thème, c’est l’axe d’une histoire, disais-je récemment sur ce site. C’est son cœur, son point d’ancrage, et c’est également une donnée qui va entrer en résonance avec tous les autres éléments constitutifs de la construction narrative et leur conférer de la cohérence.

Quand on le dit comme ça, croyez-le, j’en suis conscient, ça peut paraître abstrait. Alors pour bien comprendre, mettons-nous en situation. Et cherchons à comprendre cette semaine comment une autrice ou un auteur peut enraciner un thème dans son livre, comprenez : comment il peut l’intégrer à tous les étages de l’élaboration littéraire ? C’est une réflexion que chacun peut mener dans son coin, que ce soit au sujet de la structure narrative du livre, de ses enjeux dramatiques, du décor du roman ou de ses personnages.

Le thème et la structure

Voilà deux mots que l’on n’a pas l’habitude de voir très souvent associés l’un à l’autre. Le thème et la structure constituent deux éléments constitutifs de la création littéraires, mais ils se situent aux antipodes l’un de l’autre. Le thème, c’est la substance de l’histoire, sa saveur, la pépite de sens qui rayonne à tous les niveaux de l’œuvre ; la structure, c’est l’architecture de l’histoire, la manière de séquencer les événements et de les enchaîner.

Pourtant, il suffit de reformuler cette proposition pour lui donner un relief différent : le thème, c’est ce qu’on raconte, alors que la structure, c’est comment on le raconte. En le disant comme ça, on se rend bien compte que les deux sont inextricablement liés.

Comment connecter ces deux concepts, dans ce cas ? Lorsque j’ai rédigé des articles sur la structure romanesque, j’ai mentionné un certain nombre de schémas traditionnels qui permettent de construire une histoire. Le plus classique, baptisé la « pyramide de Freytag », postule qu’on a affaire à une montée progressive de l’intensité dramatique jusqu’à un point culminant, suivie par une résolution, au cours de laquelle l’intensité baisse peu à peu.

Un auteur qui souhaiterait coupler aussi efficacement que possible son thème à ce type de structure n’aurait qu’à garder à l’esprit cette structure pyramidale, et s’arranger pour que l’usage du thème soit calqué sur ce schéma. Ainsi le roman commencerait par une phase d’exposition du thème, où on le découvrirait et qu’on prendrait la mesure de son importance dans le récit. Il culminerait par un événement-clé où l’énoncé du thème devient crucial à l’histoire. Et il se terminerait par une partie finale où la résolution de l’intrigue est liée au thème.

Ainsi, un roman dont le thème serait la rédemption pourrait commencer par une série de scènes où le lecteur est amené à découvrir en quoi les personnages principaux ont besoin de rédemption et ce qu’ils font pour l’obtenir. Le point de rupture de l’histoire peut coïncider avec un moment où le protagoniste obtient la rédemption qu’il convoitait, ou au contraire, voit cette chance s’éloigner définitivement, ou alors à un tournant où il commet un acte décisif dans le but d’obtenir cette rédemption. Enfin, le troisième pan de la pyramide peut explorer les conséquences de l’obtention ou de la non-obtention de la rédemption.

Dans une structure de type picaresque, une série de péripéties enchaînées, l’occasion est belle de décliner le thème de différentes manières à chaque fois, à la manière d’un conte moral, et de proposer au lecteur un panorama d’approches différentes autour de cette proposition centrale. « Le Magicien d’Oz », de L. Frank Baum, est par exemple une série d’aventures qui illustrent chacune le thème du roman : « Qu’est-ce qui fait la valeur d’une personne ? »

Enfin, si vous optez pour une intrigue sans structure, avec des enchaînements de type « donc » et « mais », la manière de procéder la plus fructueuse consiste à garder en tête le thème à chaque enchaînement, et de chercher à déterminer s’il est possible de mettre en lumière cet aspect thématique lors de ces points-charnières.

Le thème et les enjeux

Relier thème et enjeux, c’est établir un lien entre deux pans différents de la construction d’un roman. Si le thème concerne la substance de l’histoire, d’une manière très fondamentale, les enjeux, comme on a eu l’occasion de le voir, servent d’articulations à l’intrigue et permettent de faire comprendre au lecteur ce qui se joue dans le récit, sur un plan dramatique.

Ce qu’il faut comprendre, c’est que oui, un enjeu est un élément qui construit le récit et lui donne une charge émotionnelle, et quand on en saisit les tenants et les aboutissants, ont peut céder à la tentation de l’intégrer de manière un peu mécanique au roman (« Oh non ! Si cet indicateur dépasse 100 gigawatts, tout l’immeuble va exploser ! »), mais il est possible de lui donner une résonance supplémentaire si on l’intègre au thème. Imaginez un roman qui traite des relations mère-fille. Il est tout à fait possible de faire en sorte que cette thématique fasse directement partie des enjeux de certaines scènes (« Si je n’invite pas ma mère à sélectionner ma robe de mariée, elle va m’en faire le reproche jusqu’à la fin de mes jours, mais si je l’invite, c’est moi qui vais devenir folle. »)

En règle générale, les enjeux constituent des portes d’entrées qui permettent facilement d’illustrer les thèmes d’un récit de manière concrète. En procédant de cette manière, vous passez de la théorie à la pratique presque sans fournir d’efforts. En plus, si vous poursuivez ce type de réflexion au sujet de tous les enjeux qui jalonnent votre histoire, votre réflexion autour du thème va conférer une grande cohérence aux moments-clés du roman.

Le thème et le décor

Le décor, on a eu l’occasion d’en parler assez longuement sur ce site, c’est le worldbuilding, soit le souci porté à imaginer l’univers fictif dans lequel évoluent les personnages, mais qui n’est pas directement lié à eux, ou à l’intrigue. Et bien une manière d’établir une connexion plus solide entre ces éléments d’arrière et d’avant-scène, c’est de faire appel au thème.

En d’autres termes, le décor peut servir de chambres d’échos au thème, voire même l’illustrer directement. Si vous rédigez un roman sur le thème du regret, n’hésitez pas à jalonner les lieux où il se situe d’œuvres inachevées et d’occasions qui n’ont pas été saisies. Le protagoniste qui n’a pas su saisir sa chance avec la femme de sa vie peut par exemple vivre dans une maison qu’il n’a jamais terminé de peindre, ou alors il ne cesse de travailler sur la même pièce de musique, en modifiant constamment la composition sans jamais être satisfait du résultat.

Parfois, ces décalques directs du thème, trop littéraux, peuvent être un peu lourdingues, donc à vous de trouver le bon équilibre. Mais si c’est bien mené, se servir du décor pour illustrer le thème peut donner l’impression d’un récit enchanté, où toute la chair littéraire de l’histoire est animée d’un seul élan.

Le thème et les personnages

Appliquer le thème aux personnages, c’est presque trop évident. En réalité, c’est à eux que l’on pense en premier lorsqu’on réfléchit aux manières d’inscrire le thème dans un récit. Après tout, une histoire, c’est une série d’événements qui arrivent à des personnages, et qui tournent autour d’un thème. Donc le véhicule naturel du thème, c’est bien là qu’il faut aller le chercher. Si vous explorez dans votre roman le thème de l’amour, il serait très étonnant que votre protagoniste ne tombe pas amoureux, ou ne soit pas concerné par la vie amoureuse d’une manière ou d’une autre.

Donc ça, c’est évident. Ce qui l’est moins, c’est que vous pouvez étendre ce principe à tous vos personnages, pas seulement à celui qui est concerné le plus directement. Chacun d’entre eux peut être considéré comme une facette différente d’un prisme, qui est porteur d’une interprétation distincte du thème.

Dans « Uranus », Marcel Aymé décrit les règlements de compte de la période de l’épuration dans l’après-guerre. Ses nombreux personnages reflètent tous de manière différente le thème de l’occupation, qu’ils soient des héros, des lâches, des menteurs, des salauds ou des inquisiteurs auto-proclamés. Ils fonctionnent donc comme des agents incarnés du thème, qui permettent, par leurs actes, d’en explorer toute la profondeur.

Vous n’êtes pas obligés d’opter pour une approche aussi extensive que celle-ci, mais pour le moins, posez-vous la question : votre thème, de quelle manière chacun de vos personnages s’y rapporte ? La réponse vous permettra de faire coup double, et d’approfondir à la fois les figures qui peuplent votre roman, et sa construction thématique.

Enjeux – quelques astuces

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Afin d’achever cette série sur les enjeux littéraires, comme j’en ai l’habitude, je vous propose encore quelques conseils en vrac. Certains sont absolument cruciaux, d’autres sont purement anecdotiques, donc sentez-vous libres de picorer là-dedans les grains qui vous paraissent les plus tendres.

Les enjeux au niveau de la scène

Dans toute cette série, j’ai constamment évoqué les enjeux comme étant un mécanisme lié à l’intrigue à l’échelle du roman. Mais la réalité, c’est que le même mécanisme existe à tous les niveaux de votre histoire : au niveau du chapitre, du paragraphe, de la phrase.

En concevant chaque séquence de son histoire, un auteur devrait se poser la question « Quels sont les enjeux de cette scène ? Pourquoi c’est important ? Qu’est-ce qui se joue ? Que se passerait-il en cas d’échec ? Et en cas de réussite ? » C’est une grille de lecture qui permet de s’assurer que chaque partie de votre roman a de l’importance, qu’aucun passage n’est inutile, et que la tension dramatique est ininterrompue du début jusqu’à la fin.

Tout ce que j’ai pu dire jusqu’ici au sujet des enjeux d’une histoire complète s’applique à l’identique aux fragments d’histoire. Et naturellement, plus vous parviendrez à connecter les enjeux d’une scène aux enjeux plus généraux de votre roman, plus votre récit sera cohérent et plus son impact émotionnel sera important.

Les enjeux au niveau des dialogues

Oui, oui, cela s’applique également aux dialogues. C’est exactement la même chose. J’ai déjà eu l’occasion de vous déconseiller d’inclure du bavardage dans votre roman. Ça n’a rien d’étonnant : le bavardage, c’est le dialogue sans enjeux.

Lorsqu’on discute, dans un roman, ce n’est pas que pour brasser de l’air. Il faut que cela serve à quelque chose : il y a des choses à gagner et à perdre, des informations à soutirer, un ascendant émotionnel à remporter, des possibilités de séduire ou d’intimider. Une scène de dialogue, comme n’importe quelle scène, c’est un roman en miniature, qui possède ses propres enjeux, et je ne peux que vous conseiller de savoir de quoi il retourne avant de la rédiger.

Les enjeux et les personnages

On a surtout analysé jusqu’ici la manière dont les enjeux s’imbriquent dans l’intrigue, tant il est vrai qu’il s’agit principalement d’une notion qui conditionne ce qui se passe au cours d’une histoire, la structure, la construction et la résonance émotionnelle d’un récit. Mais c’est également un concept qui vient s’articuler dans la construction des personnages. Il va le faire de toute manière, mais c’est encore beaucoup mieux si vous en êtes conscients et que vous planifiez tout ça en toute connaissance de cause.

Cherchez à savoir de quelle manière  vos personnages principaux vont se positionner par rapport aux enjeux du récit. En ce qui concerne les protagonistes, ça sera relativement facile : comme ils sont explicitement mentionnés dans la définition des enjeux, normalement, ça va coller à 100%. Mais en général, il y a en réalité un protagoniste, flanqué d’autres personnages importants : ceux-ci auront peut-être des enjeux légèrement différents, en ce sens que ce qui va leur arriver en cas d’échec sera distinct. En particulier, réfléchissez à leurs enjeux émotionnels ou sociaux : peut-être que l’histoire a des conséquences sur eux qui sont différentes de celle de votre protagoniste. Cela peut même être source de conflit entre eux, et peut-être que certains vont devoir faire des sacrifices en cours de route au nom du bien commun.

Et bien souvent, il y a un personnage pour qui les enjeux sont exactement l’inverse de ceux de votre protagoniste : on appelle ça un antagoniste. Sauf que peut-être que ce n’est pas si simple, peut-être qu’ils sont en opposition pour des questions de méthodes et d’objectifs, mais que les enjeux qui sous-tendent leurs actions ne sont pas des images miroir l’une de l’autre. Cela vaut la peine d’y réfléchir : quelles sont « les conséquences négatives de l’échec » des antagonistes ?

Besoins, souhaits, peurs, conflits

Les enjeux forment le principal moteur dramatique d’une histoire. On pourrait être tenté de n’y voir que la conjugaison des besoins, des souhaits, des peurs et des conflits qui animent les personnages. Tout le monde est traversé par ce genre de concepts. Tout le monde a besoin de quelque chose, veut quelque chose, craint quelque chose et est en désaccord avec quelqu’un au sujet de quelque chose.

Voilà des notions qui méritent d’être auscultées pour elles-mêmes, ou en tant qu’éléments constitutifs des personnages, comme on a déjà eu l’occasion de le faire ici. Par contre, elles sont distinctes des enjeux. Les besoins, souhaits, peurs et conflits sont des concepts psychosociaux liés à l’attitude et aux motivations des personnages, qu’ils soient réels ou fictifs. Les enjeux, en revanche, sont une notion de littérature, qui fonctionne à un degré de réalité supérieur à celui des personnages.

Oui, les enjeux peuvent être causés, influencés, mélangés avec ces quatre notions, mais ils peuvent également leur préexister, ou se manifester indépendamment des souhaits et des volontés des protagonistes. Cela mérite une analyse fine : en quoi les enjeux de votre récit sont-ils différents des pulsions de vos personnages ? En quoi sont-ils liés ?

En deux mots Les enjeux, c’est l’essence du drame. Il n’y a pas d’histoire sans enjeux. En revanche, il peut très bien y avoir des histoires sans besoins, sans souhaits, sans peurs ou sans conflits.

Défaite, victoire et égalité

Dans « enjeu », il y a « jeu », et il peut être pertinent de considérer cet élément sous un angle ludique. Dans les articles de la série, on a principalement défini les enjeux sous un jour négatif : « les conséquences négatives de l’échec des protagonistes », mais il peut être également intéressant de consacrer un peu d’attention aux conséquences positives.

En quoi la victoire, le triomphe des personnages de votre roman exerce-t-elle une influence sur le décor et les personnages de votre récit ? Il est méritoire d’éviter le pire, mais il peut être salutaire d’apporter le meilleur. Même si du point de vue dramatique, il est plus intéressant de se concentrer sur les conséquences potentiellement néfastes de l’histoire, les conséquences bénéfiques peuvent elles aussi bénéficier d’une petite réflexion. Qu’est-ce qui change pour le mieux ? Est-ce positif pour tout le monde ? Est-ce durable ? Certains aspects de la situation sont-ils irrémédiablement améliorés, sans possibilités de retour en arrière ?

Et si personne ne gagne ? Que se passe-t-il en cas d’égalité ? De match nul ? Et si les protagonistes n’échouent pas mais ne réussissent pas non plus, qu’arrive-t-il ? On peut être pensé que la résultante va ressembler au statu quo, mais ce n’est pas nécessairement le cas. En cas d’égalité, la situation peut évoluer malgré tout, et il peut être fructueux de se demander dans quelle mesure elle peut le faire.

L’ironie dramatique

On parle d’ironie dramatique quand le lecteur sait quelque chose que le protagoniste ignore. Cela peut acquérir une résonance toute particulière quand on examine cette idée au regard des enjeux littéraires.

En fonction des choix narratifs de votre récit, il est possible que votre personnage ait du retard – ou de l’avance ! – sur le lecteur en ce qui concerne leur compréhension des enjeux de l’histoire dans laquelle ils s’inscrivent. Alors que le lecteur sait que le protagoniste ne dispose plus que de 48 heures pour sauver la ville, celui-ci l’ignore, et tout le temps qu’il perd à faire autre chose est vécu comme une torture, ou en tout cas comme un suspense insoutenable par le lecteur.

Parfois même, ce que le protagoniste prend pour les enjeux se situe à l’inverse de ce qu’il devrait réellement accomplir, et toutes les actions qu’il entreprend l’éloignent de son objectif. Il est son propre pire ennemi, il conspire contre lui-même, et le lecteur, impuissant, ne peut que souhaiter qu’il finisse par en prendre conscience.

Les enjeux avant l’histoire

On l’a compris : les enjeux sont une notion qui permet de structurer l’intrigue d’une histoire. C’est très bien, mais cela ne veut pas dire nécessairement que ceux-ci naissent avec le début de l’histoire. Ils peuvent très bien préexister à la première page du livre. Votre personnage peut se retrouver catapulté dans une situation déjà en cours, qui comporte des enjeux potentiels, voire même des enjeux identiques à ceux que votre protagoniste va devoir endosser, mais assumés par quelqu’un d’autre.

Par exemple, votre roman peut traiter des efforts de votre personnage pour acquérir et restaurer la vieille demeure familiale, après que son père a tenté de le faire pendant des années et a échoué à décourager d’éventuels acquéreurs potentiels.

Rappelons ce conseil déjà donné ici : débutez votre histoire le plus tard possible, au moment où les choses deviennent les plus intéressantes possible, pas avant, quand la tension monte lentement et que les choses se mettent en place. Cela veut dire que les enjeux seront placés avant même la première page de votre roman.

Changer les enjeux

On a énormément discuté ici des possibilités d’escalade, d’augmenter les enjeux. Il est également possible de les changer en cours de route. Possible, mais délicat, parce que cela peut créer des ruptures qui vont rendre votre histoire difficile à suivre, ou insatisfaisante pour le lecteur.

Dans les histoires de Conan le Cimmérien, par Robert Howard, on trouve essentiellement trois types d’enjeux différents, selon l’âge du protagoniste. Le jeune Conan n’aspire qu’à vivre libre et sans entraves, et ses enjeux tournent autour de la perte de sa liberté. Le Conan adulte rêve de conquérir le pouvoir, et finit par devenir roi de l’Aquilonie, et ses enjeux ont à voir avec l’acquisition d’argent et d’avantages. Le Conan mûr règne sur l’Aquilonie, et se demande si le pouvoir ne lui a pas coûté la liberté, et ses enjeux se confondent avec ceux de son royaume. À cela s’ajoutent naturellement des enjeux spécifiques à chaque histoire, ce qui fait que si l’on se mettait en tête de lire toutes les nouvelles de Conan dans l’ordre biographique, on assisterait à d’importants changements au niveau des enjeux.

Ce genre de chose a toute sa place dans une série, littéraire ou télévisée. C’est plus délicat à négocier dans un roman d’un seul tenant. Dans la mesure où l’enjeu est le nerf de l’histoire, si l’on en change en cours de route, c’est comme si on racontait une autre histoire. Pour parvenir à le justifier, il faut par exemple que les thèmes de votre roman soient très forts, et que ce soient eux qui structurent votre récit. Imaginez que vous écriviez un roman sur la Foi, mettant en scène un Croisé à différentes époques de sa vie, où il est d’abord subjugué par Dieu, puis prosélyte, fanatique, en crise, et enfin amer. Chaque section du récit aura sans doute des enjeux différents, ce qui est possible parce qu’il y a autre chose qui donne sa cohérence à l’ensemble. À moins que ça soit le cas de votre projet, je déconseille de changer du tout au tout les enjeux en cours de roman.

Abandonner les enjeux

N’abandonnez jamais, jamais les enjeux avant la fin du roman. Les enjeux, c’est le roman. Vous pouvez les intensifier, les modifier, les présenter sous une lumière nouvelle, mais pas les abandonner. Dès l’instant où ceux-ci sont retirés du récit, il n’y a plus de tension, plus de moment dramatique pour tirer l’intrigue en avant, plus aucune raison pour le lecteur pour continuer à vous lire.

Abandonner les enjeux, c’est comme démonter les buts d’un terrain de football avant la fin du match ; c’est comme proposer des billets pour un avion qui n’a pas de moteur ; c’est comme construire un musée magnifique mais oublier la porte ; c’est comme faire l’Orient-Express et s’arrêter à Strasbourg. Ne le faites pas.