« La dame penchée » – améliorer une nouvelle

blog a lire

Récemment, sur ce blog, je me suis prêté à un petit exercice, en vous suggérant d’y participer avec moi. J’ai publié une petite nouvelle sur laquelle je travaillais, dans le but d’apprendre à écrire des textes d’épouvante, et en demandant un maximum de retours francs et constructifs.

J’ai été gâté: vous avez été nombreuses et nombreux à me faire part de vos commentaires, par tous les moyens imaginables, de la section commentaires au mail en passant par la messagerie de mon compte Twitter. Les retours reçus ont été précieux et m’ont permis de rédiger une seconde version de la nouvelle, que je trouve bien meilleure. Merci infiniment à vous, si vous avez pris le temps de me faire part de vos remarques. Au passage, vous allez le découvrir, ce dialogue a même engendré un texte supplémentaire.

Comme la raison d’être de ce blog est de progresser ensemble dans le domaine de l’écriture, je vous propose d’en profiter, et d’ausculter ensemble les défauts du texte initial, de partager les remarques qui m’ont été transmises, et de vous expliquer de quelle manière j’en ai tenu compte.

Pour rappel, le texte initial est ici : 👻Nouvelle La dame penchée

La nouvelle version se trouve en bas de ce texte. Avant de la découvrir, voici, par groupes, les remarques qui m’ont été adressées:

La cohérence de l’univers

Je n’ai pas réussi à communiquer de manière convaincante le plan de la maison dans laquelle se déroule toute l’action de la maison. Certains ont pensé qu’il y avait un rez-de-chaussée, un sous-sol, et deux étages, alors que mon intention était de décrire une maison à un seul étage. J’ai donc réécrit certains passages pour que ça soit plus clair.

Dans le même ordre d’idée, plusieurs relecteurs ont paru s’imaginer une cage d’escalier fermée, alors que j’avais en tête un escalier moderne, avec des vides entre les marches plutôt que des contremarches, et des rampes ajourée, ce qui laisse un peu de place pour observer le rez-de-chaussée de certains angles. Là aussi, j’ai amendé le texte en conséquence.

Une remarque qui montre que j’ai été relu attentivement concerne l’aspirateur. Dans le texte initial, Papa mandate Hugo pour aller chercher l’aspirateur au sous-sol. Un lecteur m’a fait remarquer qu’un objet utilisé aussi fréquemment ne serait probablement pas rangé dans un réduit au fond de la cave. Cela m’a poussé à chercher une solution de rechange, et c’est désormais une cireuse à parquet qui fait l’objet de la mission. Chaque détail peut faire ou défaire la cohérence d’un univers pour un lecteur.

De même, j’ai reçu des remarques sur la petite porte en hêtre. Je l’ai décrite ainsi au nom d’un vieux réflexe de meneur de jeu de rôle, en vertu duquel, lorsqu’on décrit de manière trop précise un objet banal, cela attire la suspicion des joueurs (et donc, ici, je l’espérais, des lecteurs). C’est louable, sauf que les adolescents de treize ans sont rarement des spécialistes des essences de bois de construction, et ne savent pas reconnaître le hêtre. J’ai donc opté pour un détail d’un tout autre genre, en lien avec la remarque suivante.

La nouvelle est ponctuée de quelques mentions indirectes de la personne manquante de la famille: la mère. A-t-elle un lien avec la dame penchée, semble demander la nouvelle? En fait, certains lecteurs sont complètement passés à côté, et d’autres ont jugé que ces mentions restaient trop discrètes. Ce dosage est assez difficile à réaliser. J’ai donc ajouté une mention supplémentaire, qui attire davantage l’attention sur elle, sans trop fournir de réponses, et elle est justement liée à cette fameuse petite porte. Je vais vous laisser la découvrir.

La narration

La focalisation du texte (écrit à la seconde personne focalisée), était imparfaite. J’ai donc modifié certains passages pour ne conserver que le point de vue d’Hugo, pour que cela soit plus propre et plus efficace.

On m’a suggéré d’écrire le texte au présent, mais j’ai jugé qu’en plus d’être techniquement plus difficile à rédiger, une telle nouvelle aurait perdu en force évocatoire, les récits au présent ayant selon moi un peu plus de peine à se projeter vers l’avenir et donc à établir du suspense.

La question des enjeux a travaillé plusieurs lectrices et lecteurs, et moi aussi, du coup. En général, la théorie l’affirme et la pratique de l’écriture me l’a confirmé à plusieurs reprises, un texte est meilleur, plus poignant, plus haletant, si les enjeux sont extrêmement clairs (pour le dire simplement: si on comprend ce que le protagoniste a à perdre en cas d’échec). L’ennui d’un texte d’horreur, c’est qu’un des ressorts qui crée la peur, c’est le fait de ne pas savoir, de laisser le lecteur dans l’ombre, de semer des points d’interrogation et de laisser son imagination y répondre par les pires hypothèses possibles. Ces deux impératifs entrent parfois en conflit. J’en ai donc déduit – et un jour j’écrirai un texte plus complet sur le sujet – que dans le genre de l’horreur, on ne s’appuie pas toujours sur des enjeux clairs et palpables, mais souvent sur des enjeux imaginés, des craintes, des scénarios échafaudés par les personnages. Cela permet d’établir la tension nécessaire au bon déroulement du récit, sans dissiper l’ambiguïté propre au genre. Dans la nouvelle version de l’histoire, j’indique ainsi plus clairement ce que risque Hugo, sans me montrer trop explicite pour autant.

Il y a plusieurs passages descriptifs dans le texte, notamment lorsque l’action se déplace dans le sous-sol, où je dresse des listes d’objets. Je pensais que cela créerait de l’anticipation, mais cela a plutôt ennuyé mes lecteurs. J’ai donc raccourci ces passages, et je les ai entrecoupés d’observations émotionnelles, qui montrent ce que cet environnement inspire comme crainte au jeune protagoniste.

Mon intention était d’écrire une tranche de vie, un jour ordinaire dans cette famille pas ordinaire, en laissant le lecteur avec cette pensée: « N’est-ce pas horrible de vivre dans une maison où l’on cohabite avec la dame penchée? Que va-t-il se passer la prochaine fois? » Mes lecteurs ont trouvé ça pas horrible du tout, ils ont trouvé ça ennuyant et frustrant. Après tout, une histoire où rien ne se passe, ça n’est pas une histoire, en tout cas dans la tradition littéraire occidentale, et la nouvelle fin est donc radicalement différente.

Le genre

Deux lecteurs se sont étonnés, lorsque j’ai laissé entendre que j’allais m’essayer à l’horreur, que le résultat ne soit pas violent, sanguinolent, voire gore. C’est une remarque que j’ai laissée entre parenthèses, parce que je suis fermement convaincu qu’on ne peut effrayer les lecteurs qu’avec ce qui nous effraye nous-mêmes. Moi, les tripes et les boyaux, les dangers physiques, ça ne me touche pas du tout, et ce n’est absolument pas le genre d’éléments que je souhaite explorer. En ce qui me concerne, l’idée qu’un intrus puisse vivre chez moi, et qui plus est, un intrus dont la nature est mystérieuse et sur lequel je n’ai apparemment aucun pouvoir, me glace de terreur. Les cauchemars sur les fantômes étaient récurrents à l’époque trouble où j’étais en psychothérapie, et ça a laissé des traces dans mes inclinations littéraires. C’est donc le genre de trucs que j’écris, et c’est aussi dans cette veine-là que se situe mon projet de roman, et même si je comprend que ça ne touche pas tout le monde, je n’y peux rien, si ce n’est d’écrire au mieux de mes capacités. J’ai toujours été convaincu que l’horreur est, aux côtés de l’humour et de la pornographie, un des trois genres objectifs: ça fonctionne sur nous ou pas, quelle que soient les qualités littéraires du texte.

Comme les protagonistes sont des adolescents, on m’a également suggéré à plusieurs reprises que ce texte devait se destiner aux jeunes lecteurs, impression renforcée par le fait que ça ne faisait pas très peur et que le niveau d’hémoglobine était extrêmement bas. Là, je pense que la tradition de l’horreur est riche de nombreux personnages mineurs, et que le fait de recourir à des personnages vulnérables est un ressort classique. Cela ne présuppose aucun lectorat particulier, selon moi. Bien sûr, ça n’excuse en rien le fait que le résultat évoque l’ennui plus que la trouille.

Le résultat

En remerciant une fois encore toutes les personnes qui ont participé à cette expérience, et au vu des remarques ci-dessus, je vous propose donc de lire la version remaniée et améliorée de ma nouvelle « La dame penchée ». J’espère que vous y trouverez du plaisir:

👻 Nouvelle La dame penchée 2

Qu’avons-nous appris ? Qu’un écrivain, en particulier un écrivain débutant, ou qui s’essaye à quelque chose de nouveau, a tout intérêt à solliciter des avis extérieurs et à en tenir compte, avec humilité et dans un esprit constructif. Les remarques des lecteurs attentifs, en particulier quand elles sont convergentes, tombent rarement de nulle part. Prenons-en compte, améliorons nos textes, et améliorons-nous au passage. Quoi de plus exaltant ?

Pars pas, c’est pas fini

Oui mais attends, il y a encore quelque chose. Pendant le processus de relecture, SylVie, dans les commentaires, a suggéré qu’il serait intéressant de réécrire la nouvelle de la perspective de la dame penchée. Croyez-le ou non, le brillantissime carnetsparesseux l’a prise au mot, et c’est exactement ce qu’il a fait dans ce texte que j’ai énormément de plaisir de partager avec vous:

👻 Nouvelle le point de vue de la dame penchée

Une nouvelle à lire

blog vallée 2

Peut-être que la pandémie vous donne un peu de temps libre pour lire. Si c’est le cas, je vous propose cette nouvelle de fantasy, gratuite et téléchargeable ci-dessous.

Les habitués vont reconnaître ce texte: il y a quelques mois, je vous ai proposé de lire une de mes nouvelles, intitulée « C’était la vallée de l’ombre qui dévore« , publiée par épisodes. Le texte n’avait pas connu le succès: il avait même reçu pas mal de critiques, qui toutes, m’ont permis de progresser, et qui ont fait l’objet d’un article riche d’enseignements.

C’est donc une version entièrement remaniée que je vous propose ici. Elle tient compte des remarques et devrait vous satisfaire davantage. Elle a reçu pour l’occasion un nouveau titre: « Dans la vallée de l’ombre », parce que dans ma tête, il s’agit d’une histoire distincte. L’action se situe dans le Monde Hurlant, l’univers de mes romans, et met en scène un personnage secondaire, même si aucune connaissance préalable de cet univers n’est nécessaire.

Je me réjouis de vos retours. Si ça vous tente, le texte est ici:

Dans la vallée de lombre

« C’était la vallée »: le débriefing

blog vallée

Dernièrement sur ce blog, j’ai tenté une expérience inédite (en ce qui me concerne) : j’ai posté une nouvelle que j’ai écrite, sous la forme d’un feuilleton en sept parties. Si vous l’avez raté, elle s’intitule « C’était la vallée de l’ombre qui dévore » et le début se trouve ici.

Lorsque j’ai eu l’idée d’écrire cette histoire, l’idée de départ était de produire une courte histoire de fantasy, située dans l’univers du Monde Hurlant, qui sert de décor à mes romans. L’action se situerait entre les livres publiés et ceux que je suis en train d’écrire, et serait centrée sur S, un des personnages principaux de mes histoires.

Mon souhait était de rédiger un récit dans le style « sword and sorcery », un hommage délibéré aux histoires de Robert Howard où on retrouve Conan enlisé dès le départ dans une situation difficile qu’on ne perd pas trop de temps à nous expliquer, qui est rejoint par une mystérieuse jeune femme en péril, et qui termine son histoire par une victoire un peu creuse. C’est le schéma de nombreuses nouvelles de l’auteur et je souhaitais l’explorer et lui rendre hommage.

Autres sources d’inspiration, extérieures au champ de la fantasy : les romans de Cormac McCarthy, marqués par une sorte de résignation face à la justice divine, immense et incompréhensible, et les poèmes de Robert Frost, souvent parcourus par l’idée que l’homme est une créature qui n’est pas la bienvenue dans la nature. J’ai puisé dans le style et les idées de ces deux auteurs pour nourrir mon histoire de fantasy.

Est-ce que ça a fonctionné ? Est-ce que ce mélange était fertile ? Est-ce que cette histoire était intéressante ?

À titre personnel, je suis assez satisfait de l’expérience. J’ai atteint mes objectifs et il se dégage de ce texte une atmosphère pleine de langueur et d’oppression qui était celle que j’avais en tête avant d’entamer la rédaction. Cela dit, pendant que j’écrivais cette nouvelle, j’ai buté sur quelques difficultés de construction, en particulier autour de la montée du suspense, que je n’ai pas entièrement résolues. Bref, il semble bien qu’en cherchant à réaliser un but esthétique très spécifique au niveau du climat qui se dégage de ces lignes, j’ai accouché de quelque chose qui n’est pas entièrement convaincant en tant qu’histoire.

D’ailleurs les faits parlent d’eux-mêmes : ma nouvelle n’a pratiquement donné lieu à aucune réaction ou commentaire. Dans son sillage, on n’a trouvé qu’un silence gêné. En général, des indices comme ceux-là ne trompent pas : si l’histoire avait soulevé l’enthousiasme des lecteurs, ceux-ci se seraient manifestés.

Où ai-je échoué ? Qu’est-ce qu’il y a de cassé dans cette histoire, qui l’empêche de susciter l’intérêt de celles et ceux qui ont pris le temps de l’aborder, ou pire, ceux qui ont tenté de la lire mais ont renoncé, par manque d’intérêt ?

Fort heureusement, j’ai bénéficié de l’éclairage amical de Stéphane Arnier, habitué de ces pages, auteur de talent et habile théoricien de l’écriture sur son blog. Il n’a pas aimé ma nouvelle et il a pris le temps de m’expliquer pourquoi. Comme j’ai pensé que ce type d’analyse était susceptible d’intéresser un grand nombre d’auteurs, je lui ai proposé de partager son commentaire ici, et il a aimablement accepté.

Comme Stéphane commente l’intrigue, si vous souhaitez la découvrir par vous-mêmes avant de lire son commentaire, c’est par ici que ça se passe. Sinon, ses observations commencent ici :

Parti-pris initial

Cette histoire est construite avec l’objectif d’une double révélation finale : l’identité de la succube, et le fait que l’héroïne S connaissait en fait cette identité depuis le début.

Et c’est bien ce second objectif qui, selon moi, pose problème, puisqu’il te force, en tant qu’auteur, à faire plusieurs choix d’écriture peu adaptés, mais que tu DOIS faire si tu tiens à cette révélation :

1) cela t’oblige à écrire en narration omnisciente (puisque la narration focalisée t’imposerait de nous faire partager les pensées de S), une narration avec beaucoup de distance narrative. Les points forts de l’omniscient servent l’auteur quand le récit s’étale sur de longues périodes temporelles, de nombreux lieux, de nombreux personnages, mais du coup sur cette nouvelle elle ne te sert à rien. Tu n’en récoltes que les inconvénients.

2) cela t’oblige à nous dissimuler l’objectif de S. En conséquence, en tant que lecteur nous sommes privés des piliers d’une bonne histoire : désir, besoin, enjeux. L’objectif de S nous apparait bien flou (et pour cause). Elle dit être venue pour enquêter dans la vallée, mais dès qu’elle rencontre Wolodja elle tente d’en sortir, et on ne sait pas pourquoi (elle semble abandonner sa mission). Bien sûr, tout ça a du sens *à la fin* mais en attendant, la lecture est soporifique jusqu’au moment où S parvient à la tour.

3) maintenir ce double secret t’impose enfin (pour ne pas donner trop d’indices aux lecteurs) des scènes où… il ne se passe rien. Relis ton histoire : depuis le début jusqu’au moment où elles arrivent à la tour, pour qui n’a pas compris le pot aux roses, il ne se passe rien. Aucune péripétie sérieuse, aucun danger réel, aucun suspens, on s’ennuie ferme. La tension sexuelle entre les protagonistes ne comporte pas d’enjeu et est donc assez vide de sens et de conséquences.

Tout cela pour quoi ? Pour une révélation qui ne surprendra que les lecteurs les moins attentifs. Personnellement j’ai supposé dès le départ que Wolodja était l’antagoniste, mais je n’ai pas beaucoup de mérite : comme il n’y a pas d’autre suspect et qu’elles sont les seuls personnages du récit, cette histoire ne peut pas se finir autrement. C’est cousu de fil blanc.

Je ne me posais qu’une seule question : pourquoi S ne tue pas la succube elle-même (elle donne l’impression qu’elle pourrait le faire aisément, pendant son sommeil ou en la poussant dans un ravin lors de leur marche) ? Et le récit ne répond pas à cette question, ce qui rend le récit assez incohérent.

C’est l’exemple typique, que je dénonce souvent, d’une histoire qui échoue par excès de mystère.

Parti-pris inverse

Si c’était mon texte (ce qui n’est pas le cas ;)) et que j’entrais en phase de réécriture, je choisirais le parti-pris inverse :

– narration focalisée sur S, stricte et assumée

– assumée = je fais partager toutes ses pensées avec le lecteur, et dès la rencontre avec Wolodja je lui fais partager ses soupçons, et *très vite* lui fait acquérir une certitude

– en conséquence, S et le lecteur ont clairement l’objectif (mener Wolodja à la tour sans que celle-ci comprenne qu’elle a été percée à jour >> expliquer pourquoi S ne peut pas s’en débarrasser seule, et expliquer ce qu’il se passe si S échoue pour insister sur l’importance de la réussite de S)

– toujours en conséquence, l’attirance naturelle de S pour la succube devient clairement une faiblesse contre laquelle elle doit lutter, et ça crée de la tension : que se passerait-il si elle succombait à la tentation ? La rune tracée sur le front de Wolodja fonctionne-t-elle vraiment bien ? A-t-elle une durée d’efficacité limitée dans le temps ? (tic the clock)

– à chaque étape du récit, trouver une situation de tension où S doit réussir à éviter d’autres victimes sans éveiller les soupçons de Wolodja (par exemple, quand elle trouve les femmes rescapées, apprendre qu’il y a un adolescent mâle pas encore touché au village. Ou lorsqu’elles sont seules dans la nature au bord d’un ravin et que Wolodja manque de chuter, expliquer pourquoi S ne peut se permettre de la laisser tomber et doit la sauver, etc.)

J’ai la prétention de penser qu’une telle histoire serait bien plus haletante que sa version actuelle et nous en apprendrait BEAUCOUP plus sur le personnage de S (dont on est tenu à l’écart dans la version que tu as rédigée) : si les « règles du duel » et les enjeux sont bien posés dès le départ, ça peut faire un récit bien tendu et captivant.

Et pour prolonger la réflexion de Stéphane, et mieux comprendre sur quelle base théorique il construit son argument, je ne peux que vous recommander de vous plonger sur un de ses billets consacrés à la focalisation et à la distance narrative, qui peut éviter à un auteur de buter sur le même genre de difficultés que moi.

Et puisque l’objectif de ce billet est de tirer des enseignements de nos erreurs, sentez-vous libres de partager les vôtres : avez-vous déjà connu le même genre de difficultés structurelles avec l’un de vos textes ? Est-ce que la réflexion sur la focalisation développée par Stéphane Arnier vous semble être de nature à améliorer vos écrits, ou à faciliter leur développement ? Et si vous aviez lu ma nouvelle, est-ce que l’analyse développée ici rejoint la vôtre ? L’intérêt de ce blog est le partage, et j’ai la faiblesse de croire que l’on apprend beaucoup de ses erreurs, pour peu que l’on s’y plonge sans vanité ni fausse pudeur.

C’était la vallée de l’ombre qui dévore (7)

Sixième partie

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Elles y étaient arrivées, à la tour de guet qui verrouillait le sommet du col du Grimatsch. On ne pouvait en distinguer que la silhouette : celle d’un beffroi en pierre de taille vérolée de lichen, flanqué à l’extrémité d’un mur bâti entre deux parois rocheuses.

Au milieu, une lourde porte était le seul passage possible pour poursuivre la route en direction du nord et franchir la chaîne du Bouclier. Un accès qui, pour le moment, était clos.

Illuminés par les grosses lanternes à huile qui éclairaient le chemin, une demi-douzaine de cadavres criblés de carreaux d’arbalète permettaient d’imaginer le sort réservé aux voyageurs qui s’approchaient de trop près. Les faciès déformés par la douleur de ces malheureux doucha le bref enthousiasme des deux jeunes femmes.

Plusieurs torchères s’allumèrent successivement sur le haut du rempart et on entendit les cris des vigies qui se relayaient dans la pluie épaisse. Les deux intruses venaient d’être repérées. Sans perdre de temps, S agita les bras en l’air pour montrer que ses intentions n’étaient pas hostiles et encouragea Wolodja à faire de même.

« Qui va là ? » fit une voix venue de la tour de guet.

S déclina son identité et celle de sa partenaire, assez fort pour qu’on puisse l’entendre. Impossible de distinguer ce qui se passait là-haut, mais il y avait de l’agitation entre les créneaux du fort et derrière les meurtrières. On chargeait des arbalètes et on préparait des carreaux prêts à être enflammés. Ça criait pas mal aussi. Il y avait de la peur et de la nervosité, une combinaison volatile.

« Je suis une Chevalière Patriar, envoyée en mission par l’Empereur, et j’exige de parler au Baron-Voyer » ajouta la guerrière.

Il n’y eut pas de réponse dans l’immédiat, mais la demande provoqua une querelle au sein de la garde, qui sembla se résoudre à la relayer. Dans l’intervalle, le fait que les arbalétriers n’aient pas tiré à vue avait quelque chose de rassurant.

Sous la pluie glacée qui brodait des cercles dans les flaques de boue, les minutes étaient longues. Aucune des deux jeunes femmes n’osa ouvrir la bouche avant qu’elles ne soient fixées sur leur sort. Wolodja s’accrochait au bras de sa protectrice comme un naufragé à une bouée, les phalanges nerveusement enfoncées dans son biceps.

Enfin, une voix retentit.

« Je suis le Baron-Voyer. Que veux-tu, Chevalière Sacrée ? »

S avala sa salive. Elle patienta, le temps que passe une bourrasque de vent qui hurlait comme un loup, puis elle répondit :

« Je viens de remonter la route depuis le fond de la vallée. J’ai vu ce qui se passe ici. Laisse-moi entrer afin que nous puissions en discuter. »

Cette fois-ci, la réponse ne tarda pas : « Ce col restera fermé tant que nous n’aurons pas identifié la source du mal qui fait perdre la tête aux hommes. Pas question de laisser les ténèbres se répandre au-delà de ce mur. Trop de braves sont déjà morts. »

Wolodja secoua l’épaule de S, sa voix haut-perchée, son ton soudain frénétique, son doigt pointé vers le haut des remparts, là d’où provenait la voix du suzerain local : « Il est ensorcelé lui aussi ! Tu ne le vois pas ? » dit-elle. « Lui et tous ses hommes sont sous le coup de l’enchantement. Bientôt ils nous tireront dessus, comme ils ont abattu tous ces pauvres voyageurs avant nous. »

Ses yeux étaient hagards. Son visage était celui d’une bête traquée.

« Je t’en supplie, sers-toi de tes Miracles pour abattre cette porte. Fais-moi franchir ce col. »

Sa voix n’était plus qu’un murmure.

« Tue tous ces soldats. »

Elle pencha la tête vers S et déposa un baiser sur l’arête de son cou, puis d’autres, tendrement alignés, jusqu’au lobe de son oreille. Ses lèvres étaient brûlantes.

« Obéis-moi. Tu es à moi. Tu as envie d’être à moi. »

Le temps fit mine de se suspendre. La Chevalière souhaitait que les secondes s’étirent. Elle regarda Wolodja avec une infinie tendresse, comme si elle la voyait pour la dernière fois. Elle s’imprégna de l’image magnifique de son visage, de ses yeux parfaits, de sa bouche superbement dessinée. Sur son front, elle vit, éclatant d’une lumière verte, des caractères sacrés, ceux qu’elle avait elle-même tracé et qui venaient de réapparaître.

Puis elle poussa la jeune fille à terre, d’un geste brutal.

Prise de cours, celle-ci lui rendit un regard d’incompréhension, alors que S s’éloignait d’elle sans un regard, levant la main en l’air en direction de la tour de guet.

« C’est elle » dit la guerrière. « C’est la Succube. Elle a poussé les hommes de la vallée à la folie et à la violence. Abattez-la. »

Fronçant les sourcils dans une moue horrible, Wolodja cracha par terre :

« Elle ment. C’est elle au contraire, c’est elle la démone ! »

Dans les yeux de S, elle lut de la pitié. Personne n’allait la croire, alors que la Chevalière se tenait là, debout face à la porte, prête à valider la véracité de ses paroles en s’exposant aux tirs des arbalétriers.

Alors, démasquée mais pas résignée, elle grogna, s’agita de tous côtés, comme si elle cherchait une issue de secours sans en trouver une.

« C’est impossible ! Tu m’appartiens ! Tu es censée m’obéir ! »

« Je suis trop méfiante, je crois », dit S. « Les motifs que j’ai placé sur ton front quand nous nous sommes rencontrées ? Ça n’avait rien à voir avec une protection contre le froid. Ils étaient destinés à me rendre insensibles à tes charmes. Ils ont plus ou moins fonctionné. Depuis le début, je suspecte ta nature démoniaque. Et ici, à présent, créature, je t’ai amenée à un endroit où tu vas pouvoir être détruite. »

S entama une incantation d’exorcisme dans l’antique langue enscrite.

Jaillie d’une meurtrière, un carreau enflammé fendit l’air. Il vint se loger dans l’épaule de Wolodja, qui fut clouée au sol par l’impact. Son manteau prit feu.

Puis un autre tir l’atteignit au bras. Elle poussa un cri épouvantable, comme celui d’une bête blessée.

D’autres carreaux atteignirent leur cible dans un claquement sec et une gerbe de flammes. Et d’autres encore. Aucun être de chair et de sang n’aurait survécu à ça.

La jeune femme était criblée de traits, son corps incendié, mais elle n’était pas encore vaincue. Pire, elle se releva, droite comme une reine, comme si elle ne ressentait aucune douleur. Elle n’avait rien d’humain.

À travers le rideau de feu qui entourait la créature, S put voir une expression de pure haine dirigée contre elle, et qui déformait ses traits jadis si harmonieux. Elle redoubla d’effort pour poursuivre sa récitation des paroles sacrées qui étaient au moins aussi douloureuse que les plaies et les flammes pour cet être venu de l’Envers.

Folle furieuse, la Succube bondit vers la Chevalière. Elle était transfigurée, révélant sa véritable nature démoniaque : ses doigts étaient prolongés par de longues épines de verre noir, et des crocs de louve déformaient sa bouche.

Elle taillada le manteau de sa proie, qui évita le premier coup, mais pas le second. Son sang vient éclabousser le visage de la démone.

En proie à la douleur, S fut prise de court par la force physique stupéfiante du monstre. Celle qui s’était fait appeler Wolodja en profita pour franchir toutes ses défenses.

Sa gueule béante était toute proche de son visage. Poussant un cri de rage, elle planta ses crocs dans l’oreille et tira jusqu’à arracher le lobe et tout le pavillon. Elle recracha à terre les morceaux de chair avec mépris.

De la plaie, un sang foncé s’écoula, descendant le long du visage de S, vers son menton et sa poitrine. La douleur causée par cette mutilation était immense. Le choc plus grand encore.

Par réflexe, elle envoya un coup de pied contre le torse de la Succube, qui fut projetée en arrière. Les arbalétriers en profitèrent pour la toucher à nouveau. Une, deux, trois fois, coup sur coup.

Cette fois, enfin, elle semblait diminuée. Ses hurlements exprimaient sa douleur. Ses cheveux, ses vêtements étaient en train de brûler. Sa peau se couvrait de cloques effroyables. Il ne restait plus d’elle qu’une silhouette impie, cagneuse, toute en nerfs et en griffes, la bouche badigeonnée de sang, le corps tordu de douleur par le feu et le métal dans sa chair.

L’espace d’un instant, le monstre regarda S avec la même douceur qui avait été la sienne lorsqu’elle faisait semblant d’être humaine. Elle sourit, comme désolée de la tournure des événements.

« C’est… c’est ma nature » dit-elle.

La Chevalière prononça les dernières paroles de son exorcisme en sortant son épée de son fourreau. Elle fit tournoyer l’arme en l’air, puis, d’un geste assuré, trancha la tête de la Succube, qui tomba devant son corps qui était déjà en train de s’éparpiller dans l’air à la manière d’un nuage de cendres.

S s’agenouilla face à ce qui restait de la créature qui venait de la défigurer, et prononça une prière pour recommander son âme aux Dieux.

« Et ceci est la mienne » dit-elle au terme de l’oraison.

***

D’où était venue Wolodja ? Pourquoi s’en était-elle prise à cette vallée ? Pourquoi ces massacres ? Que cherchait-elle à accomplir exactement ? Alors que les hommes du Baron-Voyer sortaient de la tour pour lui venir en aide et soigner ses blessures, S savait qu’elle n’obtiendrait aucune réponse à ces questions.

Cette créature. Ce n’était qu’une bête. Il n’y avait pas davantage à en savoir. Certaines choses ne sont pas faites pour être comprises.

Le lendemain matin, le ciel au-dessus de la vallée ne lui parut pas moins sombre qu’il l’avait été jusque-là.

C’était la vallée de l’ombre qui dévore (6)

Cinquième partie Septième partie

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Il ne s’écoula pas une heure avant que les premiers flocons ne tombent. Ils étaient lourds, certains gros comme des prunes, et plus ternes que blancs. On aurait dit qu’ils empêchaient la lumière du ciel de parvenir aux vivants.

Au sol, la neige se déposait entre les vertèbres de la montagne, en soulignant la maigreur, s’accumulant là où l’herbe poussait encore, rare, dans la marge étroite entre la roche et la terre. Il n’y avait plus d’ombres ni de couleurs : juste d’interminables nuances de gris.

S avait espéré que le temps s’améliore pour achever l’ascension du col, mais c’était tout le contraire. La nature n’avait aucun intérêt pour les desseins des hommes. Un vent sournois accompagnait la neige, du genre qui s’entortille et s’insinue à l’intérieur des vêtements.

Ça allait être plus difficile encore qu’elle ne l’avait anticipé. Elle préféra ne rien en dire à sa camarade de voyage.

Par moments, le vent soufflait contre elles, lourd comme la peine. Par moments, il les prenait en traître et manquait de les faire vaciller dans le vide, en direction de la pente. Lorsqu’elles croyaient s’être habituées aux humeurs tourmentées du ciel, celui-ci changeait d’idée, créant de nouvelles sources d’inconfort. Parfois les flocons s’alourdissaient de pluie, parfois ils piquaient le visage comme des épingles de glace. On ne négocie pas avec le vent : on s’en accommode ou on se plie.

Dans des conditions pareilles, cette grisaille sans forme et sans fin, on ne voyait plus rien d’autre que la route, et celle-ci était aussi traîtresse que le ciel. Elle se faisait louvoyante, s’effondrait, penchait sur le côté ou grimpait en une pente qui était épuisante à gravir. Par endroits, le gel avait eu raison des dalles qui s’étaient émiettées et avaient laissé la gadoue recouvrir ce qui n’était plus guère qu’une piste caillouteuse. À chaque virage, une prise de risque.

Les deux voyageuses, désormais, se tenaient par le bras, par le col, par les épaules. Elles se hurlaient des encouragements, plus fort que le vent, pour parvenir à se faire entendre. Elles étaient à la fois échauffées par l’effort et congelées par l’air glacial. Surtout, le découragement œuvrait sur elle comme un fardeau qui ne faisait que s’alourdir. À chaque contour du chemin elles priaient pour qu’il s’agisse du dernier et désespéraient que ce ne soit pas le cas.

Alors que la lumière faiblissait, à l’approche du soir, les flocons se changèrent en grosses gouttes de pluie verglaçante, et la route devint un torrent fou qui crachait pêle-mêle l’eau, la boue, la pierre, le bois, la glace. Elles tombaient presque autant qu’elles marchaient. Trempées, elles étaient frigorifiées. Chaque pas représentait un effort, chaque avancée, un triomphe.

Lorsque, au milieu de ce monde gris foncé, l’une d’elle aperçut une, puis plusieurs lueurs orange, improbables signes d’espoir, elles poussèrent des cris de joie et s’élancèrent main dans la main, de la dernière force de leurs jambes.