Comment ne pas écrire une suite

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J’ai fait de mon mieux lors d’une récente chronique pour vous dissuader de prévoir d’ajouter une suite à votre roman. Si vous êtes de retour, c’est que ça n’a pas fonctionné : non seulement vous persistez à prévoir un tome 2, mais vous venez frapper à ma porte pour me réclamer des conseils.

Soit, je veux bien vous porter secours. Raison pour laquelle cette chronique est intitulée « Comment ne pas écrire une suite. » Vous tenez absolument à inscrire votre nom sur la couverture d’une saga, d’accord, mais ce n’est pas une raison pour faire n’importe quoi. Dans ce domaine, il y a des pièges à éviter.

Pour commencer, mettez-vous dans la tête que la plupart des sagas ne fonctionnent pas du tout comme « Game of Thrones. » La série de GRR Martin, pour autant qu’on puisse en juger sur la foi de ce qui a effectivement été publié, raconte une histoire continue, découpée de manière un peu artificielle en plusieurs volumes. Il s’agit de l’addition des tranches de vie des personnages principaux, dont les intrigues personnelles se conjuguent – ou en tout cas, les lecteurs l’espèrent – pour un jour parvenir à une conclusion. En d’autres termes : pour l’essentiel, « Game of Thrones » fonctionne comme un soap opera, un feuilleton sans fin, et on ne doit qu’au talent de l’auteur qu’il soit aussi palpitant.

La plupart des romanciers n’ont ni ce génie, ni ce luxe. Bien avant la parution du tome 3, lecteurs et éditeurs leurs réclameraient des comptes, exigeant de savoir où on les emmène.

Votre saga est une symphonie, mais chaque mouvement existe pour lui-même

C’est pourquoi, bien souvent, les auteurs de sagas prennent soin de donner à chaque volume une cohérence interne. Oui, peut-être que le manuscrit s’achève par les mots « à suivre », mais l’histoire qu’on nous y raconte a une certaine cohérence, peut être résumée en quelques phrases, comporte un début, un milieu et une fin. Les personnages y suivent un arc narratif au cours duquel ils sont transformés, partiellement en tout cas, un ou plusieurs thèmes sont explorés, et même si l’histoire complète n’est pas terminée, le tome s’achève sur un point de rupture qui procure une certaine satisfaction au lecteur.

Bref, votre saga est une symphonie, mais chaque mouvement existe pour lui-même. D’ailleurs, en général, le lecteur va les découvrir les uns après les autres, parfois à plusieurs années d’écart, et chaque tome va correspondre à un moment différent dans leur vie. Bref, quand vous sortez une suite, vous créez un morceau d’un ensemble plus long, mais avant toute chose, vous signez un livre, qui sera perçu et traité comme tel.

Non, à moins de vous appeler GRR Martin, vous ne pouvez pas développer des intrigues pendant plusieurs décennies en promettant qu’un jour, elles seront conclues. Les lecteurs réclament de bénéficier de temps en temps du sens d’avoir bouclé la boucle, même si l’histoire principale se poursuit. Il faut leur offrir ce sentiment à l’échelle d’un tome. À la fin d’un épisode, il doit arriver quelque chose à vos personnages qui semble plus important que les péripéties qui forment le corps du livre : ils peuvent fêter une victoire d’étape, subir une grande défaite, être transformés ou acquérir un nouveau statut. Autant d’éléments d’intrigue qui donnent l’impression que quelque chose de significatif s’est produit.

La Loi de l’Escalade

Mais lorsque l’on procède de cette manière, on crée des attentes. La principale, c’est ce que j’appelle la Loi de l’Escalade.

Chaque tome doit aller un peu plus loin que le précédent : les enjeux sont de plus en plus importants, les périls auxquels les protagonistes sont confrontés sont de plus en plus grands, leurs triomphes de plus en plus spectaculaires. Si vous ne procédez pas de cette manière, vos lecteurs auront l’impression que l’intrigue fait du surplace.

Par exemple, si l’héroïne de votre saga de fantasy consacre le premier tome de ses aventures à vaincre les brigands qui voulaient prendre le contrôle de son village natal, la Loi de l’Escalade vous commande de lui confier un objectif plus ambitieux la prochaine fois : dans le tome 2, elle libérera tout le conté, puis le royaume entier dans le tome 3, avant de, pourquoi pas, sauver la planète.

Si, à l’inverse, vous placez la barre trop haute d’office, vous risquez de saboter vos propres efforts. Si le protagoniste de votre saga de science-fiction a sauvé l’univers de la destruction dans le tome 1, il va vous êtres très difficile par la suite de le confronter à un enjeu supérieur à cela. Si, dans le tome 2, il se contente de déloger des passagers clandestins cachés dans son vaisseau, cela risque de donner l’impression que le soufflé est retombé. Le contrat auteur-lecteur d’une saga implique que l’on suive la Loi de l’Escalade.

Mais il ne s’agit pas nécessairement d’une escalade des enjeux et des périls. Vous pouvez respecter cette règle d’une autre manière. Une possibilité consiste à étendre le cadre : votre protagoniste voyage davantage et découvre des lieux plus lointains et plus exotiques, ou une nouvelle époque. Vous pouvez également ajouter des personnages, qui vont donner un relief nouveau aux aventures de votre protagoniste (c’est le choix opéré pour le troisième Indiana Jones, qui introduit son père). Le simple fait de rédiger un manuscrit plus long, plus riche ou plus dense que le précédent peut suffire à satisfaire la Loi de l’Escalade.

Il peut être intéressant de changer de couleur thématique à chaque fois

Pour différencier chaque tome d’une série, réfléchissez également à la manière dont vous traitez les thèmes. Il peut être intéressant de changer de couleur thématique à chaque fois, pour donner à chaque volume une personnalité différente. Le premier tome traitera par exemple du passage à l’âge adulte, alors que les suivants pourront s’intéresser à l’injustice, l’honneur, la mort. Même si vous conservez les mêmes personnages et le même décor, et que tout cela s’inscrit dans un ensemble plus vaste, les tomes pris individuellement auront automatiquement une résonance distincte.

Vous pouvez même décliner un thème unique pour toute votre saga, en vous concentrant sur un sous-thème différent dans chaque épisode. Imaginons une série qui traite du thème de la famille : dans le tome 1, le personnage, orphelin, se retrouve au cœur d’un narratif consacré au sentiment d’abandon familial. Alors qu’il s’entoure d’amis très proches, le deuxième tome s’intéressera au thème de la famille recomposée. Un conflit supplémentaire dans le troisième volume mènera à une exploration du thème « Famille, je vous hais », alors que la saga s’achèvera sur une conclusion plus heureuse autour de « Famille, je vous aime. »

Bien menée, une telle déclinaison peut considérablement enrichir non seulement les livres pris individuellement, mais également la série dans son ensemble. C’est ce que fait Stéphane Arnier avec sa saga « Mémoire du Grand Automne », où chaque tome traite d’une étape distincte du deuil.

On coupe tout ce qui n’est pas indispensable

Écrire une suite, c’est savoir quels éléments reprendre du tome précédent, mais aussi lesquels abandonner. Ce n’est pas parce qu’un personnage, un lieu, un événement, une culture, un détail de décor ou une technologie a été décrite dans le tome 1 qu’elle doit obligatoirement l’être à nouveau dans la suite. En règle générale, n’incluez que ce qui est utile à la lecture de chaque volume. On coupe tout ce qui n’est pas indispensable.

Si un élément d’intrigue n’est pas utilisé dans le nouveau livre, il est inutile de le mentionner. Si un aspect de votre monde ne sert à rien dans votre nouvelle intrigue, n’en parlez pas. D’ailleurs, ne revenez pas sur une intrigue close, à moins de vous en servir comme terreau pour faire germer une nouvelle intrigue.

Ça veut dire également que vos personnage secondaires chéris, ceux qui sont arrivés au bout de leur arc narratif à la fin du tome précédent, rien ne vous oblige à les faire apparaître, voire même simplement à les mentionner. Soit vous leur trouvez une utilité dans le nouveau volume, soit vous les oubliez.

Si vous introduisez de nouveaux personnages importants, soyez vigilants de ne pas vous marcher sur vos propres pieds : débrouillez-vous pour que les anciens personnages ne leur fassent pas d’ombre, par exemple en les faisant évoluer à des niveaux différents de l’intrigue. Sinon, les lecteurs qui ont apprécié votre premier tome risquent de bouder ces nouveaux-venus.

D’ailleurs, vos nouveaux personnages, débrouillez-vous pour qu’ils soient distincts des anciens, et qu’ils possèdent chacun leur niche spécifique. Surtout, ne tentez pas de créer des versions plus jeunes, plus cool ou plus puissantes des personnages qui existent déjà, vos lecteurs seraient furieux, et ils auraient bien raison.

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Éléments de décor: les médias

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Cela fait plus de six mois que je n’ai plus publié de billets dans ma série « Éléments de décor », qui propose d’explorer un thème et de chercher à savoir de quelle manière celui-ci peut être utilisé dans un roman. En réalité, ces articles sont longs à écrire, et mon temps de plus en plus limité, ce qui explique que j’ai mis ce type de publication entre parenthèses ces derniers temps : toutes mes excuses si vous êtes amateurs de ce genre de contenu.

Comme j’ai passé les dernières semaines à distiller des conseils pratiques sur les relations qu’un auteur peut entretenir avec la presse, je me suis dit qu’il pourrait être intéressant de renverser la perspective, et de se demander quelle place les médias pouvaient occuper dans un univers romanesque. Comme toujours lorsque j’évoque ce genre de sujet, je précise que je suis journaliste depuis plus de vingt ans, et qu’il m’est arrivé d’inclure des personnages de reporters dans mes histoires. Est-ce que cela me confère une certaine autorité sur la question, ou est-ce que cela veut dire que ma perspective est biaisée ? Sans doute un peu des deux, et je laisse le dosage à votre appréciation individuelle.

D’emblée, une tentative de limiter le champ que nous allons défricher ensemble : le mot « médias » est si vaste qu’on pourrait y inclure à peu près toutes les formes d’art et de divertissement. C’est trop pour un seul billet. À la place, je vous propose de nous contenter des médias d’information, soit ceux qui se consacrent principalement à relater des faits d’actualité, qui tentent de le faire, ou qui font mine de tenter de le faire. Oui, un pur média d’information, ça n’existe pas : la quasi-totalité d’entre eux vivent de la publicité, après tout, ce qui est un type de contenu complètement différent. Et puis même les plus sérieux des quotidiens de référence publient des mots croisés, des comic strips, des avis mortuaires, des recettes de cuisine et toutes sortes d’autres informations qui ne sont pas de nature journalistique. Malgré tout, je vous propose de jeter un regard sur les héritiers de Théophraste Renaudot, soit la partie des médias qui cherche à informer, cette « école d’abrutissement », selon Gustave Flaubert

De toutes les libertés fondamentales, la liberté de la presse a, de tout temps, été une des plus décriées. Parce qu’elle exerce son travail en public, parce qu’elle est pratiquée par une minorité de professionnels (voire une caste) au nom du plus grand nombre, parce qu’elle s’en prend aux puissants, mais jamais suffisamment, parce qu’elle prétend œuvrer au nom de la vérité, parce qu’elle se trompe souvent, la presse est détestée. Journaliste, comme enseignant, fait partie de ces métiers pour lesquels à peu près tout le monde se sent plus qualifié que ceux qui les pratiquent. Même ceux qui ne lisent pas les journaux les trouvent désormais mal écrits.

Les médias, on le voit bien, se trouvent dans une situation ambigüe, eux qui sont censés exercer une mission cruciale dans la formation de l’opinion dans une démocratie, mais ne s’en acquittent qu’imparfaitement, tiraillés par des priorités contradictoires et en quête d’une vérité toujours plus élusive. Voilà une toile de fond passionnante pour un roman.

Les médias et le décor

Malgré une méfiance de longue date vis-à-vis des journalistes et des médias, le public a souvent une vision romantique de la profession, ce qui a permis à la littérature ou au cinéma de faire figurer dans leurs histoires des lieux liés à la presse, et qui font fonctionner l’imagination.

La salle de rédaction fait partie de ce genre de décors, qui, presque autant qu’un tribunal ou une salle d’opération, semblent taillés pour le drame. De cet endroit, on a hérité toute une imagerie héritée des temps héroïques du yellow journalism américain ou des aventures de Clark Kent : celui d’un alignement de bureaux énormes, surmontés de piles désordonnées de documents, où des journalistes névrosés et hyperactifs passent compulsivement des coups de téléphone, entre une clope et une gorgée de bourbon, dans un bruit et une agitation permanente. La réalité est un peu plus tranquille : en-dehors des périodes d’agitation avant le bouclage ou avant l’antenne, peu de choses distinguent une rédaction d’un bureau en open space ordinaire. Tout au plus y verra-t-on des horloge réglées sur des fuseaux horaires lointains, des télévisions allumées en permanence sur des chaînes d’information, ou des tableaux blancs, pleins de règles orthographiques inscrites au marqueur.

Il n’en reste pas moins que, dans une histoire concernée par le journalisme, la rédaction est l’endroit où l’intrigue se noue, le lieu des coups de théâtre, la cuisine où l’on concocte des articles qui peuvent faire vaciller le pouvoir sur ses bases. Ce n’est pas le seul lieu qui peut servir de décor à votre roman : selon le média que vous choisissez, des lieux techniques comme l’imprimerie, la salle des serveurs ou des émetteurs peuvent aussi avoir leur importance.

La plupart des romans qui parlent des médias s’intéressent à leurs relations au pouvoir, même si ce n’est pas leur seul champ d’activité. Cela signifie que les lieux de pouvoir, les coulisses des parlements, les bureaux présidentiels, les tribunaux, les salles de conférence de presse font également partie des endroits qui peuvent jalonner ce type de récit.

De manière plus générale, en particulier à partir du 21e siècle, les médias sont partout et le monde entier est devenu un plateau de tournage, planté de micros et de caméras et sillonné de cars de reportage dès qu’il se passe quelque chose d’un peu dramatique. Vous pouvez en tenir compte dans vos récits, notant que le lieu d’un drame devient vite un lieu médiatique, avec les excès et la mise en scène que cela suppose.

Si l’intrigue d’un récit qui traite des médias se noue dans une rédaction, elle se dénoue bien souvent, en ce qui concerne les médias électroniques, face au micro dans un studio de radio, ou devant les caméras d’un studio de télévision. Je vous renvoie à ce sujet à l’usage magistral qui est fait du studio de radio comme lieu de huis-clos dans la pièce « Talk Radio » d’Eric Bogosian, portée à l’écran par Oliver Stone, ou à l’hystérie du plateau d’un journal télévisé, dans le film « Network » de Sydney Lumet.

Un récit consacré aux médias serait incomplet s’il n’incluait pas le public, la manière dont il reçoit le message, le comprend, l’accepte, le rejette, et la manière dont il réagit. Vous pouvez carrément inclure des personnages de lecteurs ou de téléspectateurs. Et ça peut même aller plus loin : un auteur ambitieux pourrait utiliser le public comme un chœur grec, qui commente et accompagne l’action. Dans le film « Do the Right Thing » de Spike Lee, tous les personnages, aussi différents soient-ils, sont réunis parce qu’ils écoutent la même émission de radio.

Utiliser les médias comme toile de fond, c’est aussi prendre appui sur leur évolution à travers l’histoire, si votre roman a lieu dans notre monde. Au Moyen-Âge, des feuilles d’annonce contiennent indifféremment communications commerciales et récits des grands événements, et se joignent aux colporteurs et aux crieurs publics pour tisser un réseau rudimentaire de diffusion de l’information. Mais c’est à la révolution industrielle que la presse connait son époque héroïque, avec l’apparition de figures nouvelles, telles que l’envoyé spécial, le reporter de guerre, le photographe. Peu après, la radio se joint au cortège des médias. Et quand la télévision les rejoint, on entre dans une nouvelle ère : celle de l’image et de l’immédiateté.

Les médias traversent actuellement une crise sans précédent. La diffusion gratuite des contenus sur les grandes plateformes a imposé l’idée que l’information ne doit pas être payée et n’a donc pas de valeur ; la numérisation, la mondialisation et l’émergence de géants de l’internet ont privé les médias de ressources publicitaires considérables ; des populistes ont joué sur la méfiance naturelle d’une partie de la population vis-à-vis de tous ceux qui ressemblent de près ou de loin à des experts pour désigner les journalistes comme des ennemis du peuple et de la vérité. Aujourd’hui, les médias doivent faire plus avec moins de moyens, en faisant face à un niveau de défiance et d’hostilité hors de proportion. C’est regrettable si l’on est un amoureux du débat public et de la liberté de la presse, mais ce constat est réjouissant pour un romancier, qui peut aller y chercher la toile de fond d’histoires passionnantes, puisque les périodes de mutation sont toujours riches en rebondissements.

Les médias et le thème

Un roman qui s’intéresserait aux médias pourrait explorer les thèmes les plus divers, dans la mesure où l’actualité est le reflet de la vie, dans toute sa pluralité. Certains d’entre eux méritent toutefois qu’on y consacre une attention plus soutenue, parce qu’ils sont plus directement liés aux spécificités du fonctionnement de la presse.

Le premier thème auquel on pense est celui de la vérité. Alors que chacun a un vécu distinct et une perspective différente, qu’est-ce que ça représente, de raconter la vérité ? Est-ce qu’une telle chose est possible, est-elle nécessairement le produit de compromis, de tâtonnements, d’approximations ? Qu’est-ce qu’une preuve pour un journaliste, et est-ce différent de la définition utilisée par la justice ? Est-ce que toutes les vérités sont bonnes à dire ? Est-ce que la mission morale qui consiste, pour un journaliste, à relater les faits, l’emporte sur toutes les autres considérations, même si des vies doivent être, au passage, brisées par les révélations ?

Comme d’autres éléments de décor, les médias sont intimement liés au thème du pouvoir. On surnomme d’ailleurs la presse « le cinquième pouvoir », même s’il s’agit surtout d’un contre-pouvoir, une manière de garder les élus à l’œil, ainsi que, par exemple, les magistrats, les hauts-fonctionnaires ou les capitaines d’entreprise. Mais les médias ont relativement peu d’armes à opposer à l’appareil de l’État ou à la force de frappe d’une multinationale : n’y a-t-il pas quelque chose de dérisoire à chercher à rapporter des faits embarrassants à un public qui s’en fiche, au risque d’y saboter sa carrière ? À l’inverse, les médias sont parfois trop séduits par le pouvoir en place, au risque d’y perdre leur recul : la nature des liens entre la scène politico-économique et la scène médiatique peut engendrer un roman passionnant.

Et puis, c’est encore davantage le cas depuis le début du 21e siècle : la vie privé est un thème crucial, en particulier en rapport avec les médias. Les journalistes sont souvent vus comme des fouineurs, qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas. Jusqu’où peuvent-ils légitimement farfouiller dans l’intimité des personnes qui font l’objet de leurs articles ? Où sont les limites ? Quels sont les dégâts qui peuvent être causés par leur attitude parfois trop désinvolte, voire agressive ? Et quel rôle ambigu joue le public dans cette mécanique, lui qui, à la fois, critique les potins, mais en fait une consommation vorace ?

Les médias et l’intrigue

Il y a quelques jolies expériences formelles à tenter pour les auteurs les plus audacieux. Ainsi, on pourrait imaginer un roman relaté sous forme d’articles de journaux, un peu sur le modèle des romans épistolaires. Et pourquoi ne pas s’essayer à une expérience multimédia, où un roman papier serait complété par une fausse émission de radio ou de télévision, destinée à être consultée en parallèle ? De manière moins ambitieuse, dans un de mes romans, je m’étais essayé à inclure des passages « revue de presse », où l’on découvrait de quelle manière les événements de l’intrigue étaient interprétés par les différentes factions, représentées par plusieurs médias.

Le travail médiatique offre par ailleurs au romancier des événements qui peuvent servir à jalonner un roman, voire à servir de charpente à l’intrigue toute entière. Un journaliste de presse écrite, a, au quotidien, la contrainte du délai de publication : l’heure fatidique au-delà de laquelle il ne peut plus inclure un article dans l’édition du lendemain. C’est un générateur de suspense, un compte à rebours qui peut rajouter de la tension à un récit sur la presse.

Un peu sur le même principe, un roman pourrait emprunter la contrainte de temps d’une émission de radio ou de télévision en direct, ou d’un stream. L’histoire pourrait inclure des intrigues parallèles, qui toutes ont lieu pendant le déroulement de l’émission, et qui se conjuguent pour éclater, par exemple, sur une révélation finale.

Plus modestement, une enquête journalistique peut servir de sujet à un thriller, et lui donner sa structure, du premier coup de fil à la publication, un peu sur le principe d’une enquête policière, mais avec des enjeux et un rythme spécifiques au travail d’investigation médiatique.

Les médias et les personnages

Le travail médiatique est l’addition des efforts de différents corps de métiers, et chacun d’entre eux peut venir s’ajouter à la galerie de personnages de votre roman.

Le premier auquel on pense, naturellement, c’est le reporter. Obsédé par l’idée de faire éclater la vérité, il la poursuit inlassablement, accumulant les témoignages jusqu’à la faire éclater sous la forme d’un article vengeur. En tout cas, c’est le cliché. En réalité, les journalistes, comme tous les autres corps de métier ont des intérêts et des motivations en tous genres. Certains sont doués pour le contact avec les gens, d’autres sont méthodiques, d’autres encore se voient avant tout comme des passeurs, ou même comme des auteurs. Tous n’ont pas le même rapport à la déontologie : il y en a qui placent la vérité avant toute chose, d’autres se soucient de l’impact de leurs publications, d’autres encore n’ont pas trop de scrupules et se laissent acheter. Un roman sur les médias pourrait proposer tout une galerie de portraits d’individus unis par le même métier, mais qui le pratiquent de manière différente.

Parmi les journalistes, certains agissent la caméra à la main. Les photographes, ainsi que les cadreurs en télévision, ne reconstituent pas la réalité par petites touches, mais tentent de la capturer en une image, en un plan. On peut aussi citer les dessinateurs de presse, qui font œuvre d’éditorialistes, par le biais de la caricature. Tous ceux-là ont des perspectives différentes de celles des rédacteurs au sujet du travail médiatique.

Autour de ces individus, il y a de multiples professions techniques, imprimeurs, monteurs, techniciens, informaticiens, qui entretiennent la machine médiatique et s’arrangent pour que celle-ci fonctionnent. Certains d’entre eux se sentent partie prenante de la production d’information, d’autres peuvent occasionnellement représenter des obstacles dans la publication des articles, en raison de leur mauvaise volonté ou pour faire vaciller les journalistes de leur piédestal. Ils peuvent faire des personnages secondaires intéressants.

Parmi les personnages liés aux médias, il faut citer la hiérarchie. Une rédaction est généralement dirigée par une rédactrice ou un rédacteur en chef, et parfois, dans les grandes structures, par toute une série de chefs, sous-chefs et sur-chefs qui peuvent tous venir faciliter ou compliquer la vie d’un personnage principal qui serait reporter. Et en-dessus de ces cadres-là, il y a encore les divers dirigeants de l’entreprise de presse, qui ne sont pas journalistes et qui n’ont ni forcément les mêmes priorités, ni les mêmes valeurs que ceux-ci. On trouvera là une source inépuisable de conflits en tous genres. À ceux-là, il faudrait encore rajouter le service publicitaire du média, qui est essentiel à sa pérennité financière, mais dont les valeurs, les méthodes et les objectifs entrent parfois en conflit direct avec ceux de la rédaction.

Tous les personnages liés au thème des médias ne travaillent pas dans le domaine. Comme on l’a vu, il peut être intéressant d’adopter le point de vue du public. Plus spécifiquement, les sources, les sonneurs d’alarme et les informateurs peuvent jouer un rôle de premier plan dans une histoire consacrée aux médias – ils sont souvent les initiateurs d’une enquête, encourent le plus de risques, et peuvent faire d’excellents protagonistes.

Et puis certaines personnes, sans le vouloir, peuvent faire l’objet d’un article. S’il s’agit d’élus ou de personnes de pouvoir qui ont des choses à cacher et qui cherchent activement à les faire taire, ils joueront naturellement le rôle d’antagonistes. Mais parfois, des individus qui n’ont rien à se reprocher se retrouvent sans y être préparés dans la grande déchiqueteuse des médias, et ça aussi, c’est un sujet qui peut être au cœur d’un roman.

Variantes autour des médias

Il suffit parfois d’une petite modification de perspective pour apporter de la fraicheur à une histoire. Par exemple : tout ce que j’ai décrit ci-dessus est principalement conçu en partant d’une perspective contemporaine. Mais à quoi ressemblerait une enquête journalistique à la Renaissance ? Voilà un joli sujet pour un récit.

De même, un auteur de science-fiction pourra s’intéresser à l’avenir des médias dans une société où la notion de vie privée a disparu, chacun annonçant en permanence ce qu’il est en train de faire à la terre entière. Comment cacher la vérité lorsque rien n’est dissimulé ? À modifier un petit peu dans un récit de fantasy urbaine, où des magiciens sont capables de visualiser des scènes à travers le temps et l’espace. Comment un individu qui a commis des actes malhonnêtes parviendrait à se cacher de la vérité ?

Il est également intéressant de s’interroger sur la nature des médias. Quelle forme l’information peut-elle prendre dans l’avenir et comment est-ce que cela pourrait modifier la manière dont elle est perçue ? Et si les médias prenaient la forme de virus hautement contagieux que l’on attrape et qui diffusent leurs informations directement dans notre cortex ? Et si, dans un monde totalitaire où l’information est sévèrement régulée par le gouvernement, des médias illégaux trouvaient le moyen de diffuser des actualités dans les rêves de la population ?

Critique: Extension du domaine de la lutte

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Un informaticien est mandaté par son entreprise pour assurer le suivi d’un projet gouvernemental en lequel il ne croit pas du tout. Ce faisant, il se fait l’observateur des mœurs de ses collègues et de tous ceux qui l’entourent, se montrant à la fois fasciné et blasé par leur misère affective.

TITRE : Extension du domaine de la lutte

AUTEUR : Michel Houellebecq

EDITEUR : Flammarion

Rien n’a d’importance aux yeux du narrateur d’« Extension du domaine de la lutte. » Il jette sur ses contemporains le regard de l’entomologiste sur une colonie de fourmi, épinglant leur médiocrité, les mensonges qu’ils se racontent pour continuer à exister, ainsi que les systèmes de pensée qui les emprisonnent. Cette critique au vitriol de notre époque est rendue plus désarçonnante encore par le fait qu’au fond, il ne s’y intéresse pas vraiment, ne recherche aucune solution, ne tente même pas à échapper aux mécanismes qu’il observe. L’humanité est formée d’automates pitoyables, et le protagoniste s’en fiche. Voilà, en apparence, la thèse principale du livre.

Ceux qui ne verront dans ce livre qu’une longue complainte déprimante seront passés à côté du texte, selon moi. « Extension du domaine de la lutte » est un roman souvent drôle, même si l’admettre nécessite au préalable de la part du lecteur qu’il s’extraie d’une lecture au premier degré et mette de côté les sentiments d’agacement qu’il fait nourrir au sujet de l’auteur. Grinçant, cynique, le livre se fait l’observateur des travers de toute une époque et brosse un grand nombre de portraits savoureux de personnages prisonniers de leurs illusions, voire de leur aveuglement. Le narrateur n’y échappe pas – il s’inclut d’ailleurs dans ce portrait au vitriol, dont il est à la fois l’observateur, l’auteur et la plus parfaite illustration.

À cela s’ajoute un niveau de lecture supplémentaire : le lecteur est mis à demeure de se situer par rapport à la galerie de personnages pathétiques qu’il croise au fil des pages. Suis-je meilleur qu’eux ? Mes espoirs sont-ils plus réalistes ? Ce qui me pousse en avant a-t-il de la substance ou ne suis-je qu’un robot, prisonnier d’atavismes incontrôlables et d’une société qui veut faire de moi un élément constitutif de la chaîne, sans se soucier aucunement de mon épanouissement ? Est-ce qu’un réel individu, ça existe ou ne sommes-nous que des souris de laboratoire qui cherchent en vain la sortie inexistante du labyrinthe ?

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L’efficacité de cette mise en abîme proposée par « Extension » est encore renforcée par le tour de passe-passe génial de l’auteur : celui qui consiste à nous faire croire qu’il se confond avec le narrateur, qu’il partage son regard anesthésié sur l’humanité, comme s’il était possible qu’un personnage de ce genre écrive un roman tel que celui-ci. Ne soyons pas dupe : si les gens sont des cons, celui qui ne fait rien d’autre que contempler leur médiocrité est encore plus con qu’eux, comme le démontre l’échec ultime de la démarche du protagoniste.

Si vous êtes écrivain, il y a des leçons à tirer de la lecture de ce roman très réussi, en particulier pour les auteurs de littérature de genre, dont je fais partie, et qui sont perpétuellement en train de penser à leur intrigue et à la meilleure manière de la rendre aussi efficace que possible. Voici un récit qui ne contient presque pas d’éléments d’intrigue, et qui se moque ouvertement de ceux qu’il inclut. Il se focalise presque exclusivement sur les deux seules choses qui ont réellement de l’importance : le thème d’abord, et ensuite les personnages. J’aimerais voir davantage d’œuvres de littérature de genre faire preuve d’une telle audace.

Éléments de décor: la guerre

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Tôt ou tard, tous les pays font la guerre. Voilà la douloureuse certitude de la géopolitique. Afin de défendre leurs intérêts, leur territoire, leurs ressources, toutes les nations du monde, lorsqu’elles ont épuisé tous les recours diplomatiques envisageables, finissent par prendre les armes et par chercher à régler leurs différends par la violence.

De tous les types de crises qui peuvent être mises en scène dans un roman, la guerre est probablement la plus profonde et celle qui présente les conséquences les plus vastes. Elle touche toutes les personnes qui vivent dans ou à proximité des nations en conflit, et bouleverse la vie de milliers d’individus, au niveau de leur sécurité, de leur intégrité physique, de leur bien-être, de leur niveau économique, de leurs opinions, de leur vision du monde, etc… Les mêmes caractéristiques qui en font une des expériences humaines les plus épouvantables en font également un terreau particulièrement fertile pour raconter toutes sortes d’histoires différentes dans un cadre romanesque.

La guerre bouleverse tout, elle a des conséquences dans tous les domaines. Ses effets sont si nombreux que cet article pourrait avoir l’épaisseur d’un livre (on n’en est pas loin !). Si l’on choisit la guerre comme toile de fond à un roman, il est possible de le faire en prenant une distance maximale, en se situant au niveau géopolitique ; on peut rédiger un récit militaire, qui se penche sur les mouvements de troupes, les grandes batailles, les faits d’armes ; on peut s’intéresser au quotidien des soldats ; on peut tout aussi bien mettre l’accent sur les conséquences du conflit pour les civils, qu’ils soient proches ou éloignés des lignes de front ; et puis la guerre peut servir de cadre à une infinité de récits en tous genres, même s’ils ne se focalisent pas sur les combats : une romance entre deux individus séparés par la ligne de front, les tribulations d’un voleur qui se sert du chaos ambiant pour se remplir les poches, une comédie sur des troufions qui cherchent à en faire le moins possible et à rentrer chez eux sains et saufs, un texte poétique sur les clameurs des coups de canon au milieu des palmeraies.

Dans un champ créatif comme celui du roman, qui raconte généralement des histoires d’individus qui doivent surmonter des difficultés ou qui cherchent à résoudre des différends, la guerre est l’expression ultime de tout cela, la difficulté suprême, le différend insoluble.

La guerre et le décor

Parce que la guerre peut prendre place dans d’innombrables milieux et présente différents niveaux d’hostilités en mettant en scène les belligérants les plus divers, les éléments de décor générés par un conflit sont très diversifiés.

La première image qui vient à l’esprit lorsqu’on évoque la guerre, c’est celle du champ de bataille : un lieu où des soldats de deux camps (ou plus) sont opposés les uns aux autres dans une lutte à mort, guidés en cela par les décisions des stratèges. Mais même les champs de bataille sont très différents les uns les autres. Il suffit pour cela de penser à la première Guerre mondiale, caractérisée au début par un conflit mobile, qui s’est enlisé ensuite dans une guerre des tranchées, avant de prendre à la fin une dimension supplémentaire avec l’entrée en scène de l’aviation et des blindés. Pour un auteur qui souhaiterait placer certaines scènes-clé au cœur d’un champ de bataille, il est donc important de réaliser que l’ambiance, l’intensité et les moyens mis en œuvre peuvent y varier énormément.

L’autre lieu par excellence d’un récit militaire, c’est le front, c’est-à-dire la zone où les armées se rencontrent. Le front, ce n’est pas une bataille permanente, mais une série d’escarmouches, de victoires et de défaites militaires, qui, chacune, font bouger la ligne dans un sens ou dans l’autre. Pour le soldat, être posté sur le front est la position la plus dangereuse et la plus stressante : il ignore, le matin, s’il va risquer sa vie au cours de la journée ou si rien ne va se passer du tout. Ligne invisible tracée au milieu d’une carte, le front se manifeste par des accrochages militaires, mais aussi par la constitution de places fortes, quartiers généraux, baraquements, postes de tir, barrières de contrôle routier, ou tout autre type d’équivalent en fonction de l’époque. Un personnage – civil ou espion par exemple – qui aurait l’idée de le franchir courrait des risques inouïs.

Et lorsqu’on franchit le front, on se retrouve dans un autre décor emblématique de la guerre : derrière les lignes ennemies. Toute personne qui s’y retrouverait, par volonté ou par accident, courrait des risques permanents, et serait exposé en permanence à être démasqué, arrêté, voire abattu, sans aucune possibilité de faire appel à des alliés ou à une quelconque forme de soutien. Pour ces raisons, une histoire qui s’y déroulerait serait, par essence, un thriller marqué par le suspense le plus intense.

À l’inverse, quand on s’éloigne du front en direction du camp auquel on appartient, on se retrouve dans un monde où le spectre de la guerre plane toujours, mais de manière moins intense. L’armée y possède des camps d’entraînement, des bases arrières, des aérodromes, des hôpitaux de campagne, on y croise des soldats en mission, des vétérans qui reviennent traumatisés du front, des couples qui se déchirent ou se retrouvent, mais la mort y est moins présente que sur les zones les plus actives du conflit. C’est aussi là qu’on trouve un autre lieu qui peut servir de toile de fond à tout un roman : l’état-major, l’endroit où les officiers prennent les décisions militaires qui condamnent à la mort des milliers de personnes, comme dans un gigantesque jeu d’échec.

Et puis il suffit de pousser encore un cran plus loin, soit en s’éloignant encore, soit en restant sur place mais en modifiant sa perspective, pour découvrir un autre décor typique d’un récit de guerre : le front domestique. Une guerre touche tout un pays, l’ensemble de la population, d’une manière ou d’une autre. Les familles qui s’angoissent de savoir ce qui arrive à leurs proches envoyés sur le front ; les commerçants qui tentent de remplir leurs rayons malgré les pénuries ou qui s’enrichissent grâce au marché noir : les profiteurs de guerre qui améliorent leur position sociale pendant que d’autres se battent ; les journalistes qui tentent de faire leur métier, entre souci de vérité et pression de la propagande ; les politiciens qui tentent de maintenir l’engagement populaire en faveur du conflit ou qui cherchent une solution diplomatique ; les écoles qui ont la lourde tâche de former la prochaine génération, celle qui devra continuer le combat ou reconstruire le pays…

Il n’y a pas un domaine de l’existence humaine qui ne soit pas touché par la guerre, et il est tout à fait possible d’imaginer un récit de guerre duquel le conflit armé en lui-même soit complètement absent. Pensez à un domaine d’activité, quel qu’il soit, et imaginez comment la vie de ceux qui sont actifs dans ce secteur peut être bouleversée par l’irruption de la guerre, et vous aurez déjà l’amorce d’une histoire.

La guerre, c’est également un événement qui se décline partout, dans toutes les époques et dans tous les paysages géographiques : la guerre sur terre, sur mer et dans l’air ont des points communs, mais également des différences importantes dans leurs enjeux dramatiques et les échelles de temps dans lesquelles se jouent les engagements militaires ; il suffit de faire un pas de côté pour se rendre compte qu’il existe également une guerre de l’information, qu’on appelle l’espionnage, qui offre elle aussi un prisme très différent sur la nature d’un conflit ; on doit citer également une guerre informatique, ou cyberconflit, où des lignes de code virtuelles peuvent avoir des conséquences très réelles sur la vie des civils ; dans la littérature de genre, la guerre est également libre de s’épanouir dans des territoires inexplorés jusqu’ici dans le monde réel : imaginez à quoi pourrait ressembler réellement une guerre de l’espace, une guerre magique, une guerre temporelle et une guerre à travers les dimensions – à quoi ressembleraient leurs soldats, quel serait leur matériel, leurs ordres de mission, leur rôle sur le champ de bataille.

La guerre présente également une dimension temporelle, qui ouvre d’autres types de possibilités littéraires pour un romancier. Une guerre, après tout, ça se prépare, et avant l’irruption d’un conflit armé, la situation se dégrade entre les futurs belligérants, alors que certains multiplient les efforts de paix et d’autres au contraire font tout leur possible pour que les hostilités éclatent. C’est une période de tension et de déchirement, où se font et se défont les fortunes des uns et des autres, en fonction du camp dans lequel ils se situent.

Tout cela aboutit à ce qu’on appelle une « déclaration de guerre », le point pivot où les nations basculent d’une paix armée à un conflit ouvert. Tradition aujourd’hui largement abandonnée, la déclaration de guerre permet officiellement d’abandonner la voie diplomatique, mais aussi d’actionner le droit de guerre, incarné dans notre monde par les Conventions de Genève. Cette déclaration constitue également un point de basculement, qui peut servir de point de départ, de climax ou de conclusion à une histoire.

Toutes celle et ceux qui ont fait l’expérience d’un conflit peuvent en témoigner : qu’il y ait ou non une déclaration formelle, le moment qui suit l’éclatement d’une guerre correspond à un changement de mentalité générale. C’est un coup de folie qui s’empare des pays en guerre, une forme d’excitation histrionique dans laquelle tous les sentiments sont exacerbés, les bons comme les mauvais. Tous, civils et militaires, vivent dans une ambiance d’urgence permanente, génératrice de stress, alors que la guerre bouleverse jusqu’aux plus basiques de leurs réalités : manger, dormir, se déplacer, tomber amoureux, etc…

Après quelques semaines ou quelques mois, on rentre dans le ventre de la guerre : la routine s’installe, tout le monde se fait à la nouvelle donne, la résignation gagne la population, le conflit devient normal (ce qui ne l’empêche pas de générer des drames). Le moment d’excitation passé, on se retrouve avec une situation moins haute en couleur d’un point de vue romanesque, où le gris d’un quotidien déprimant remplace les couleurs vives de la haine, de la violence et du danger. Selon le ton qu’il souhaite donner à son histoire, un écrivain choisira d’en situer l’action plutôt dans une phase que dans une autre.

Tout conflit se termine un jour où l’autre. Certains s’achèvent par la victoire totale et brutale d’un camp sur l’autre, mais il ne s’agit pas du seul cas de figure. En général, les guerres meurent d’épuisement, essoufflées, à bout de ressources, et les causes réelles qui expliquent leur conclusion sont complexes et contradictoires. Elles se terminent par une phase où stratégie, réalisme politique et diplomatie reprennent leurs droits, et où les belligérants cherchent une issue pour mettre un terme au conflit, une fois que son issue ne fait plus vraiment de doute. Dans certains cas, cela implique de réserver une porte de sortie aux dirigeants du camp désigné comme perdant. Dans d’autres, certaines parties en conflit – individus, groupements politiques, minorités ethniques – se retrouvent floués, ce qui sème les graines d’une nouvelle guerre, qui finit par éclater quelques années ou décennies plus tard. Tout se conclut par deux moments forts : l’armistice et le traité de paix, qui sont les pendants de la déclaration de guerre.

Après la guerre, c’est encore la guerre. Une fois les hostilités terminées, une grande joie s’empare de la population d’un pays désormais en paix, mais la réalité reprend vite ses droits : les infrastructures sont en miettes, l’économie redémarre lentement, les soldats ont du mal à se réinsérer dans la société, les individus sont endeuillés ou traumatisés, bref, on vit pendant longtemps dans des ruines, physiques ou morales. Là aussi, il s’agit d’une phase fertile pour l’imagination d’un écrivain. Et puis la guerre laisse des traces longtemps après, même une fois que le dernier soldat qui y a participé est mort. Des ruines, des mausolées, des commémorations font écho à l’événement ; des livres d’histoire en revisitent et en réinterprètent les causes et le déroulement ; on en tire les mauvaises leçons et on se relance dans un conflit similaire – tout redémarre.

La guerre et le thème

Parce que la guerre est caractérisée par la violence, le drame, la mort, l’espoir et toutes sortes d’autres choses poignantes, elle constitue un théâtre idéal pour mettre en scène les grands thèmes qui hantent l’humanité depuis toujours.

C’est par exemple l’occasion d’examiner la question du devoir. Qu’est-ce qui motive un soldat appelé au front ? Agit-il sous la contrainte ? Par peur ? Ou est-il mû par une conviction plus profonde, l’idée que son rôle au sein de l’armée a du sens, qu’il combat pour la liberté, ou pour préserver les gens qu’il aime d’un sort horrible ? Tout conflit suppose des sacrifices, en particulier de la part des combattants. Chacun d’entre eux cherche (et trouve rarement) un équilibre entre ce qu’il sacrifie (sa jeunesse, ses espoirs, sa vie peut-être) et ce que son sens du devoir lui dicte de faire.

L’honneur constitue un thème proche, qui là aussi conduit à examiner une question morale qui n’a pas de réponse facile. La guerre transforme les jeunes gens en tueurs et en survivants, elle pousse les soldats à accomplir d’incroyables actes de bravoure, mais elle crée également les conditions pour les transformer en bouchers, en bourreaux, pour leur faire commettre des choses épouvantables. Comment un militaire engagé parvient à conserver sa droiture, à rester fidèle à ses valeurs, malgré des circonstances où la mort est partout, et où survivre dépend bien souvent de notre capacité à tuer ? Le thème de l’honneur est celui qui permet de réaliser qu’un conflit armé, au niveau individuel, se transcrit en une lutte pour la sauvegarde de l’âme des soldats. Vont-ils s’en sortir grandis ou diminués ?

Et là aussi, juste à côté de l’honneur, on trouve le thème de l’innocence, ou pour être précis, de l’innocence perdue. La guerre fait voler en éclat les illusions, elle révèle l’existence sous son jour le plus cru et le plus impitoyable. Même ceux qui y survivent y perdent forcément quelque chose. Un auteur qui choisirait de se pencher sur ce thème pourrait raconter le cheminement d’un idéaliste que le combat transforme en cynique, ou d’un individu déterminé à préserver coûte que coûte une petite partie de son innocence malgré les épreuves qu’il traverse. Ce thème peut également dépasser le cadre psychologique, en réalisant que la guerre ne broie pas seulement l’innocence, mais également les innocents, les enfants, les âmes pures, constamment en danger de disparaître mais qu’il faut parvenir à préserver à tout prix.

L’horreur est un autre thème qui peut occuper la place centrale d’un récit sur la guerre. Les champs de bataille se transforment en charnier ; le quotidien au front consiste à voir ses amis mourir, déchiquetés, à être entouré de cadavres ; au nom d’un sens du devoir corrompu, certains soldats se transforment en monstres et commettent des actes qui, dans la vie civile, seraient jugés ignobles, mais leur valent les félicitations de leurs supérieurs. Sonder l’horreur de la guerre, c’est se servir de la littérature pour cerner les frontières de l’humanité, et déterminer à quel point un conflit peut les déformer jusqu’à les rendre méconnaissables.

Enfin, la mort est inévitablement liée à tout roman qui aurait la guerre comme toile de fond. Quelle est la valeur de la vie d’un soldat ? Que doit-on faire pour donner à sa mort un sens ? Peut-on continuer à vivre lorsque l’on a pris conscience, de manière brutale, de l’extrême fragilité de l’existence humaine ? Et ne vaut-il pas mieux parfois mourir au combat que de poursuivre sa vie, brisé et hanté par ce que l’on y a vécu ?

La guerre et l’intrigue

En ce qui concerne la construction dramatique d’une œuvre de fiction, la guerre offre plusieurs séquences qui peuvent être utilisées telles quelles, ou dont un auteur peut s’inspirer pour bâtir son récit. Pour cela, il suffit de s’appuyer sur les temps de la guerre, et réaliser que les moments forts que j’ai évoqués plus haut ressemblent beaucoup à ceux d’une histoire bien construite.

Ainsi, il est possible d’écrire un roman qui commence à la déclaration de guerre pour se terminer à l’armistice, et qui décrit ainsi le conflit en entier, des premières escarmouches à la victoire, en passant par les heures les plus sombres. Un autre auteur choisira d’entamer son récit un peu avant, pour inclure la montée de la tension qui déclenche les hostilités. Un choix iconoclaste, mais parfaitement valable, pourrait consister à achever le récit par la déclaration de guerre, ce qui en ferait une histoire amère, sur l’incapacité des êtres humains à s’entendre. Jean-Philippe Jaworski a fait le choix inverse dans « Gagner la guerre », en choisissant d’entamer son roman par la fin d’un conflit, ce qui lui permet de s’attacher à en décrire les conséquences.

Un livre sur la guerre peut se montrer plus focalisé que ça, en choisissant de resserrer son action sur des moments plus courts. Ainsi, plutôt que d’évoquer tout le conflit, il est possible de se limiter à une campagne, une bataille, voire une action. Là aussi, il est possible de plaquer une structure classique avec montée de la tension, suivi du climax et du dénouement, sur des événements de cette nature.

Mais le schéma narratif d’un roman de guerre peut choisir de s’attacher, non pas au conflit, mais à un ou plusieurs soldats. Pourquoi ne pas raconter la guerre à travers les yeux d’un troufion, de son engagement jusqu’à la quille ? Ce choix n’est pas si différent de celui qui inclut le conflit en entier, mais en se concentrant sur le protagoniste il va forcément déboucher sur un résultat plus personnel. Il est aussi possible de prendre du recul et d’envisager les choses sur la durée, en racontant toute la carrière militaire de votre personnage principal, de son recrutement jusqu’à ce qu’il meure, vétéran cynique et galonné.

La guerre et les personnages

Comme l’organisation d’une armée s’appuie sur la spécialisation et les grades, un récit de guerre inclut des profils-types de personnages qu’il suffit d’appliquer, quitte à les modifier pour qu’ils correspondent à vos besoins narratifs. Le protagoniste qui vient à l’esprit en premier est bien entendu le soldat. Si tous vos personnages en sont, vous pouvez les différencier les uns des autres par leurs spécialisations, leurs grades, leurs expériences préalables. Et s’ils font tous à peu près le même boulot (par exemple s’ils sont pilotes dans le même escadron), il faudra alors les différencier par leur tempérament, leurs compétences, les détails de leur vie civile, etc…

La recrue est un personnage très utile pour un romancier pour deux raisons : choisie en tant que protagoniste, elle se trouve dans une position idéale pour faire découvrir la guerre au lecteur. Par définition, un bleu, on doit tout lui expliquer, ce qui simplifie énormément l’exposition. En plus, un militaire inexpérimenté va vivre ses premières expériences de combat viscéralement, ce qui les rendra plus intéressantes à décrire (et donc à lire) que s’il était expérimenté, endurci, voire blasé. L’autre raison qui rend les recrues précieuses en tant que personnages principaux, c’est que leur évolution émotionnelle est toute tracée : ils débarquent dans l’histoire avec des illusions ou des idées fausses sur le conflit, avant de retomber brutalement sur terre et de se forger dans la douleur un point de vue plus réaliste.

En tant que personnages, les officiers présentent un aspect qui les rend intéressants : les responsabilités. Ce sont eux qui prennent les décisions qui mènent à la survie ou à la mort de leurs propres troupes, et ce sont eux qui doivent continuer à vivre avec ce poids par la suite. Les officiers supérieurs font des choix stratégiques qui condamnent des milliers d’hommes. Les décisions des officiers intermédiaires ont une portée moins écrasante, mais le fait qu’ils servent de relais entre la troupe et leurs supérieurs rend leur position psychologiquement et philosophiquement très difficile à tenir.

Mais une situation de guerre ne fait pas que générer des personnages de soldats. Il y a aussi ceux qui ne se battent pas, pour des raisons variées. La figure du déserteur est courante dans les récits de guerre, soit qu’il symbolise la couardise et le refus égoïste de s’engager pour le bien commun, soit au contraire qu’il représente la lucidité de l’individu qui reste fidèle à ses choix personnels et refuse de tuer au nom d’un conflit absurde. Le personnage du pacifiste, militant contre le conflit et pouvant être envoyé en prison au nom de son activisme, est proche mais pas identique.

Les réformés, ceux qui, pour une raison ou pour une autre, ne sont pas enrôlés dans l’armée, ont un autre genre de poids sur les épaules : ils doivent trouver un moyen de donner du sens à la vie, au milieu d’événements qui forcent leurs contemporains à trouver le leur dans la violence. Certains continuent leur existence comme si de rien n’était, certains sont écrasés par la culpabilité et cherchent à accomplir de grandes choses pour compenser leur absence du champ de bataille, d’autres encore deviennent des profiteurs de guerre. Cette dernière figure, sinistre, représente tous ceux qui cherchent à s’enrichir ou à accumuler du pouvoir dans la vie civile en profitant du conflit. Difficile d’en faire des figures sympathiques, mais un auteur astucieux pourrait s’y essayer.

La guerre hante les personnages même une fois qu’elle est terminée, et elle continue à les définir. Ainsi, toutes les typologies dont j’ai dressé la liste ci-dessus, se conjuguent également au passé. Dans un récit situé après un conflit, chacun va continuer, pendant plusieurs années, voire jusqu’à la fin de sa vie, à être défini par ses actes pendant les années de guerre. Des individus qui ont appartenu à des camps différents peuvent se rencontrer et même se lier d’amitié, mais cette différence fondamentale va continuer à se dresser entre eux ; ceux qui ont vécu des expériences épouvantables risquent d’être traumatisés pour longtemps ; ceux qui ont commis des actes ignobles vivent dans la honte ou dans la peur d’être démasqués. Une fois terminée, la guerre fonctionne comme un monde invisible, inaccessible, ou chacun a vécu une vie parallèle qui l’a marquée à tout jamais.

Variantes autour de la guerre

Dans la littérature de genre, la guerre n’est pas toujours décrite de manière réaliste. Ce n’est pas un défaut mais un choix : certains auteurs préfèrent la mettre en scène de manière glorieuse, héroïque, mettant l’accent sur les faits d’armes et l’honneur des combattants. Il peut être intéressant, cependant, d’opter pour une approche différente : la guerre insensée, crépusculaire, telle que la décrivent par exemple les récits sur la Campagne de Russie ou sur la Guerre du Vietnam pourrait donner un relief saisissant à un roman de fantasy.

Mais de manière plus générale, les littératures de l’imaginaire utilisent leurs spécificités pour conférer aux histoires de guerre une dimension qui ne peut pas exister dans le monde réel. Ainsi, dans « La Guerre éternelle », Joe Haldemann raconte la vie d’un soldat enrôlé dans une guerre interstellaire, caractérisée par l’usage de vaisseaux spatiaux qui fonctionnent en dilatant le temps. Alors que seuls quelques mois s’écoulent pour le protagoniste entre chaque retour sur Terre, pour l’humanité, des dizaines d’années passent, et il trouve sa planète maternelle de plus en plus méconnaissable.

Dans « La Stratégie Ender », Orson Scott Card met en scène une humanité en train de perdre une guerre interstellaire contre une race d’insectes. Pour tenter de renverser le cours des choses, une académie forme des enfants géniaux à devenir des guerriers capables de commander des vaisseaux militaires à très longue distance.

Dans son roman « Étoiles, garde à vous ! », Robert Heinlein nous montre une société humaine en guerre, elle aussi, contre une espèce insectoïde. Le roman est une allégorie des vertus de l’individualisme, de l’autoritarisme et du militarisme face au communisme.

Le livre de Kurt Vonnegut, « Abattoir 5 », dénonce au contraire l’absurdité de la guerre à travers la destinée d’un personnage qui vit des existences multiples à des époques différentes, dont celle du bombardement de Dresde pendant la deuxième guerre mondiale.

Les littératures de genre offrent des possibilités de changer complètement la manière dont un conflit se joue : à quoi ressemble un conflit si les deux camps sont capables de voyager dans le temps et envoient des saboteurs dans le passé ? Pourquoi ne pas imaginer une guerre sans fin entre deux races immortelles ? Et que se passerait-il si les armes de destruction massive étaient rendues plus puissantes par les prières belliqueuses des civils ?

⏩ La semaine prochaine: Écrire la guerre

Apprends à écrire

blog apprends a écrire

On y est. Nous y voilà. C’est le centième article posté sur ce blog, en-dehors des critiques, des interviews et d’autres billets secondaires, et donc il est plus que temps pour moi, en ce lieu consacré à l’écriture, de me mettre à vous apprendre à écrire.

Je vous taquine. Bien sûr, vous savez déjà écrire. Pour certains d’entre vous, vous savez à peu près, comme moi, avec de grosses lacunes à combler et une belle marge de progression. D’autres s’en sortent bien mieux, que ce soit grâce à leur travail ou à leur talent, et d’autres encore sont des surdoués qui savent tous et ont tous les talents – que faites-vous sur ce blog, au fait ?

En réalité, j’aurais dû intituler ce billet « Apprends à apprendre à écrire. » Parce que oui, en littérature, comme dans toutes les autres formes d’expression artistique, il y a toujours des choses à perfectionner, des techniques à découvrir, des compétences à parfaire. Apprendre est un processus qui ne cesse qu’avec la mort. Vous souhaitez être auteur, pourquoi ne pas avoir l’ambition de devenir le meilleur auteur que vous puissiez être ?

Certains auteurs, qui ne manquent pas une occasion de défendre leur point de vue sur les réseaux, ne souscrivent pas à ce point de vue. Pour eux, la littérature est quelque chose de si personnel qu’elle échappe à tout jugement de valeur. Ils estiment que chacun doit être libre d’écrire ce qu’il veut et comme il veut, qu’il n’existe aucune règle à suivre, et que toute tentative de corriger, de conseiller un auteur, ou simplement d’émettre un point de vue est une violation de sa créativité personnelle, accueillie dès lors avec hostilité.

Selon moi, ceux qui pensent cela ont à la fois raison et tort.

Ils ont raison parce que oui, chaque personne qui écrit procède comme elle veut, choisit les mots qu’elle veut, traite les thèmes qu’elle veut et met en scène les thèmes qu’elle veut pour raconter les histoires qu’elle veut, auxquelles elle donne la structure qu’elle veut. En littérature, il n’y a pas de lois, il n’y a pas de crime, et si le but poursuivi se limite au simple plaisir d’écrire, pour son épanouissement personnel, sans chercher la satisfaction des lecteurs, personne n’a quoi que ce soit à y redire. Quand mes enfants prennent place devant le clavier d’un piano et frappent les touches au hasard, juste pour éprouver la satisfaction de faire naître des sons, je ne les gronde pas sous prétexte qu’ils ne connaissent rien au solfège.

Par contre, ce qu’ils produisent n’est pas de la musique, et ce que produirait un auteur qui écrirait n’importe comment, sans rime ni raison, ne serait pas de la littérature.

Quand Ornette Coleman a inventé le free jazz, il a commencé par prendre le temps d’étudier attentivement la théorie musicale et l’harmonie. Au final, il a fait naître un type de musique que les non-initiés auront peut-être du mal à distinguer des tâtonnements aléatoires de mes enfants, mais pour y parvenir, Coleman a dû oublier une quantité considérable de techniques et d’informations sur la musique, dans le but de s’en affranchir et de créer quelque chose de nouveau, délibérément. La liberté, mais en pleine connaissance des lois de la musique.

Un peu de la même manière, Jackson Pollock a commencé par étudier de manière très formelle la peinture murale, la sculpture et les arts folkloriques amérindiens avant de mettre sur pied, en pleine conscience, une peinture expressionniste basée sur des jets de peinture sur la toile, qui semblent aléatoire. Comme Ornette Coleman, Pollock savait exactement ce qu’il faisait, quelles règles il avait l’intention de respecter, et quelles autres il souhaitait oublier.

On le voit bien à la lumière de ces exemples : ce n’est pas un hasard si le mot « art » vient du latin « ars », qui signifie « habileté, connaissance technique. » L’art, ça n’est pas seulement faire tout ce qui nous passe par la tête. C’est s’appuyer sur le travail de celles et ceux qui nous ont précédé pour raffiner son expression, la perfectionner, lui donner la meilleure forme possible. La littérature ne fait pas exception.

Si vous écrivez, vous êtes dans la même situation que moi : des dizaines de milliers d’auteurs sont meilleurs que vous. La probabilité que vous soyez un prodige, dont l’œuvre est une germination spontanée, inégalée et imperfectible, est très proche de zéro. Dans le passé, des génies en ont oublié plus sur la littérature en un mois que vous n’en apprendrez pendant toute votre vie. Pourquoi ne pas se hisser sur les épaules de ces géants pour, grâce à eux, voir un peu plus loin ?

Oui, l’humilité, c’est aussi, parfois, une qualité qui peut aider un auteur.

Jetez donc un œil attentif aux différents conseils que l’on peut trouver au sujet de la littérature. Pour l’essentiel, ils se recoupent assez souvent. Apprenez à charpenter une intrigue, ce que c’est qu’un personnage, à quoi sert un thème, comment se débrouiller avec l’exposition. Prenez connaissance de quelques principes célèbres de l’écriture, comme « Montrer plutôt que raconter », « Tue tes chouchous » ou encore le fameux « Fusil de Tchekhov. » Jetez un coup d’œil à ma liste d’articles : j’ai abordé la plupart de ces sujets. D’autres que moi en ont parlé et en parlent encore, mieux ou différemment.

Ces principes, ces techniques, existent parce qu’ils fonctionnent. Ils ont été mis à l’épreuve par des milliers de romanciers, dans des milliers de romans, et ont donné de bons résultats. Comme le contrepoint ou la théorie des couleurs, dans d’autres arts, elles constituent des bases solides sur lesquelles vous pouvez asseoir votre créativité et en libérer tout le potentiel.

Toutes ces règles, prenez en connaissance, apprivoisez-les, essayez-les, tordez-les, ignorez-les si vous le devez. Il ne s’agit pas des commandes d’un langage informatique : ce sont des suggestions, des sentiers tracés dans la jungle de la créativité, qui permettent de se repérer et de tracer son propre chemin. D’autres cultures, d’autres époques, avaient une esthétique différente et avaient foi en d’autres règles, et même les créateurs d’aujourd’hui s’autorisent à tordre le cou aux vaches sacrées, au besoin : les mythes antiques n’ont ni descriptions, ni dialogues ; les contes n’ont rien qu’on puisse réellement identifier comme des personnages ; il existe apparemment des feuilletons chinois comme « Doupo Cangqiong » dans lesquels chaque personnage est partie prenante dans quatre ou cinq intrigues différentes, ce qui paraît un peu confus à nos yeux d’occidentaux ; lorsque le scénariste Russel T. Davies a repris la série britannique « Doctor Who », il a délibérément piétiné la règle du « fusil de Tchekhov » à plusieurs reprises, sortant des révélations de son chapeau, parce qu’il estimait que parfois, la surprise doit l’emporter sur la construction dramatique.

Bref, les lois de la littérature sont davantage un genre de lignes de conduite que de véritables règles. Mais elles ne sont pas arbitraires pour autant et ne sortent pas de nulle part. S’astreindre à les suivre, c’est bien souvent un moyen de repérer les failles d’un texte et de parvenir à les combler, bref, de mieux écrire, et de satisfaire encore plus les lecteurs.

Si vous avez l’ambition d’ignorer une de ces règles, de la trahir ou de la modifier, ne le faites pas par ignorance, mais en toute connaissance de cause, en anticipant ce que cette décision aura comme conséquences sur votre texte, afin de produire l’effet que vous désirez. Oui, on peut très bien rédiger une histoire sans personnages, sans dialogue, sans structure, sans thème, ou tout est raconté et où l’action est constamment interrompue pour laisser la place à de l’exposition, mais il faut le faire délibérément. Et si votre texte ne fonctionne pas, s’il est bancal, s’il est incompréhensible ou déplaît aux lecteurs, reprenez-le et demandez-vous si certaines des lois que vous avez choisi de briser n’étaient pas, finalement, nécessaires.

⏩ La semaine prochaine: Apprends à accepter la critique