Le piège du cinéma

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Je porte ma part de culpabilité. Il m’est arrivé bien souvent, dans ce blog, d’illustrer un argument ou une situation en puisant mon exemple dans le cinéma plutôt que dans la littérature, jugeant, à tort ou à raison, que ces références étaient plus largement connues. Plus commode d’aller prendre un exemple dans « Star Wars » parce qu’il est entendu que la plupart des gens voient de quoi il s’agit, plutôt que dans « Les Rougon-Macquart » parce que celles et cux qui en ont lu une portion significative ne sont pas très nombreux.

Nous sommes au 21e siècle, et pour la plupart des gens, le cinéma représente le principal repère de la culture populaire, davantage que la littérature. Cela signifie que, pour une bonne partie des auteurs, le septième art est celui qui leur a enseigné, consciemment ou non, les principales règles de la narration. Le risque, lorsqu’ils prennent la plume, c’est qu’ils ne rédigent pas des romans, mais des films en forme écrite. Et c’est bien dommage, parce que, comme nous l’avons vu dans les billets précédents, si les différents arts peuvent apprendre les uns des autres, ils ont tous leurs spécificités, et il serait regrettable de les ignorer.

Un scénario n’est que le squelette sur lequel la chair de l’œuvre complète va s’attacher

La principale distinction qui vient à l’esprit lorsqu’on parle de la différence entre le cinéma et la littérature, c’est que le cinéma se raconte à travers les images, alors que le roman ne se raconte qu’avec des mots. Comme avec les séries télé, cela veut dire qu’en singeant les aspects les plus superficiels du cinéma, sans internaliser le fait qu’une bonne partie du narratif est transmis par les images, on risque d’accoucher d’un roman où la dimension visuelle est absente. Faisant l’erreur de penser que les images vont de soi et qu’un roman fonctionne comme un script de long-métrage, on en oublie qu’un scénario n’est pas le produit fini, mais juste le squelette sur lequel la chair de l’œuvre complète va s’attacher.

C’est donc le premier piège du cinéma : un romancier doit être conscient du pouvoir narratif des images, et ne pas les négliger, mais au contraire, trouver un moyen de l’intégrer dans ses descriptions. Il doit renoncer à voir un narratif comme une simple succession d’événements et réaliser que sa mission est également de décrire un monde, des bruits, des couleurs, des gestes, des expressions du visage, avec ses mots, puisqu’il n’a rien d’autre à sa disposition.

Mais parmi celles et ceux dont la principale approche de la fiction passe par le cinéma, certains comprennent très bien l’intérêt des images, et n’ont aucune peine à les intégrer dans leurs romans. Le risque est alors qu’ils lui donnent une place trop importante, et donnent lieu à des livres barbants, où le narrateur passe son temps à décrire la forme des boutons de manchette et la manière dont les gouttes de pluie ricochent contre les pavés. Le piège, en d’autres termes, c’est que l’auteur ait un film dans sa tête, et qu’il essaye, tant bien que mal, de le retranscrire sur le papier. Ce n’est pas ça qu’il faut faire : il faut écrire un roman, y intégrer des descriptions, mais sans ensevelir le lecteur sous un amoncellement de détails visuels qui ne servent à rien.

Une écriture cinématique risque de rester en surface

Enfin, le troisième piège du cinéma, pour les écrivains qui s’en inspireraient, c’est que pour toutes ses qualités propres, il est un aspect qui en est complètement absent, à savoir la vie intérieure des personnages. Le cinéma, ce sont des images qui représentent des personnages en train d’agir. En-dehors d’artifices peu convaincants comme la voix off, le spectateur n’a pas accès à leurs pensées.

À trop puiser son inspiration dans le septième art, à vouloir écrire des bouquins qui ressemblent à des superproductions hollywoodiennes, on risque d’imiter de bien mauvais exemples, et d’écrire des romans qui ne profitent pas de cette merveilleuse possibilité qu’offre la littérature de savoir ce qui se passe sous le crâne des protagonistes. Le narrateur, alors, n’est plus qu’une vulgaire caméra, qui non seulement, n’a aucun accès au monologue intérieur des personnages, mais ne nous montre même pas le monde à travers leurs yeux et leurs possibilités.

Alors qu’un roman à la troisième personne focalisée nous présente tout ce qui se passe de la perspective d’un ou plusieurs personnages, jusqu’aux détails qui sont relevés ou non, jusqu’aux termes dont on se sert pour les décrire, une écriture « cinématique » risque de rester en surface, tristement factuelle et neutre, ce qui n’apporte rien au résultat final, au contraire.

Cela, même les auteurs qui écrivent des romans dérivés sous licence « Star Wars » l’ont compris. Sous leur plume, des personnages familiers au cinéma semblent soudain hantés de doutes et de réflexions dont on les croyait exempts. C’est tout simplement parce que celles et ceux qui rédigent ces livres ont compris qu’ils écrivent des romans, pas de simples retranscriptions de films, et qu’il n’y a aucune raison de renoncer à explorer l’intériorité des personnages, une des armes les plus redoutables de la littérature.

Le piège des jeux de rôle

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Nos influences nous nourrissent, en tant qu’écrivains, mais elles peuvent aussi nous pousser à saboter nos propres histoires. J’ai déjà examiné ici les pièges qui peuvent se présenter sur la route d’un auteur très influencé par une œuvre qu’il affectionne, ainsi que ceux qui se présentent quand l’essentiel des références d’un romancier appartiennent au champ de la télévision. Dans ce billet, je vais évoquer une autre dérive qu’il convient de garder à l’œil, et qui me concerne très directement : les jeux de rôle.

Pour celles et ceux qui ne sont pas totalement familiers avec le terme, les jeux de rôle sont un loisir créatif dans lequel un groupe de participants vit et crée des situations fictives à travers des dialogues semi-improvisés. Dans la configuration la plus classique, l’un d’entre eux, le meneur de jeu, joue le rôle de l’arbitre, décrit le monde et campe les personnages secondaires, en se basant sur une trame dramatique de base qu’on appelle un scénario. Tous les autres interprètent un personnage, qui évolue dans cet univers. Des règles, qui dépendent souvent de chiffres et de jets de dés, règlent toutes les situations qui ne dépendent pas du dialogue.

Écrire pour les jeux de rôle, c’est très différent d’écrire de la fiction traditionnelle. Pour commencer, rédiger un scénario, ça ne consiste pas à raconter une histoire, puisque celle-ci va être créée et vécue lors de la partie, mais ça consiste plutôt à esquisser un potentiel d’histoire. On décrit une situation de base, un incident initial, un personnage qui poursuit un but, une crise ; on ébauche une séquence d’événements qui peuvent se produire ; on décrit des lieux et des personnages secondaires qui peuvent être appelés à faire leur apparition dans l’histoire. Tout cela est ensuite utilisé pour alimenter la partie, en fonction des choix des joueurs, sachant que souvent, une bonne partie de ce qui était prévu dans le scénario se produit, mais parfois, on s’en éloigne complètement.

C’est une série de drames en suspension

L’autre volet de l’écriture rôlistique, c’est la création d’un univers. Un scénario de jeu de rôles se situe dans un monde, qu’il s’agit de décrire. La forme que prend cette description est très particulière, puisque là aussi, il s’agit de coucher sur le papier, non pas des situations dramatiques, mais des potentiels : dans tel ou tel endroit vivent tels types d’individus, qui vivent tel genre de situation et qui poursuivent tel but, alors qu’en face habitent d’autres personnages qui ont un vécu différent et qui ont plusieurs raisons de s’opposer aux premiers. Ici, on ne raconte pas une histoire, on se contente de dire qu’il existe, en germe, une multitude de possibilités de raconter des histoires, susceptibles de se produire ou non. C’est une série de drames en suspension.

Tout cela est très singulier, et complètement en porte à faux avec ce que la littérature proprement dire réclame d’un auteur. Si les jeux de rôle sont une belle école de l’imaginaire, qu’ils peuvent aider un auteur à conjurer rapidement des concepts et à les emboîter les uns aux autres, qu’ils leur enseignent à se soucier du décor de manière méticuleuse, ils induisent également énormément de mauvais réflexes chez les meneurs de jeux qui souhaiteraient devenir écrivains.

Le premier piège des jeux de rôle, c’est que la priorité d’écriture n’est pas la même. Dans un roman, tout est centré sur l’intrigue et sur les personnages, et chaque aspect qui n’est pas au service de l’une ou de l’autre est inutile, voire superflu. Dans les jeux de rôle, au contraire, rien ne saurait être superflu : tous les détails de background sont susceptibles d’être utilisés à un moment ou à un autre. Il en découle que bien souvent, un auteur formé aux jeux de rôle va accumuler des éléments dans son roman, inutiles à l’intrigue, jusqu’à asphyxier son histoire et à la rendre inintelligible.

Une sorte de fétichisme du background

Je vous donne un exemple : mon roman « Merveilles du Monde Hurlant » se déroule dans un univers qui est, disons, largement inspiré d’un décor de campagne créé pour les jeux de rôle. Dans l’histoire, on suit de près des personnages impliqués dans la guilde des mendiants d’une ville, et on entend vaguement parler d’une sorte de syndicat du crime. Ça, c’est le résultat final. Dans le premier jet, armé de la description de la ville, j’avais inclus énormément de détails sur le fonctionnement interne du groupe criminel en question, et j’avais, en plus, mentionné un autre groupe concurrent, qui venait compliquer une intrigue déjà bien chargée. C’était très indigeste.

Ça, c’est typiquement un mauvais réflexe de meneur de jeu : j’ai pris mon univers pour un fait accompli, et je me suis dit « Si les événements que je décris se produisent, comment vont se positionner les différents groupes criminels de la ville ? » En jeu de rôle, on cherche à mettre en scène un univers cohérent, organique, réactif, qui s’approche du fonctionnement du monde réel, quitte à être chaotique et confus. Un romancier, au contraire, cherche à raconter une histoire, en s’appuyant sur les éléments qui sont nécessaires, et en écartant ce qui ne l’est pas.

C’est donc ça, le principal piège des jeux de rôle : une sorte de fétichisme du background. Quand on a ce parcours, on donne à l’univers une importance disproportionnée, sans réaliser qu’en littérature, ce qui compte, c’est l’histoire, et le décor est surtout là pour faire joli derrière les personnages.

Les lecteurs  veulent qu’on leur raconte des histoires, pas qu’on les emmène en balade

D’ailleurs, autre piège qui découle de celui-ci : cette fascination pour le décor risque, si l’on n’y prend pas garde, de déboucher sur des romans statiques, ou les événements, les actes, bref, l’intrigue elle-même, n’occupe pas le devant de la scène. À la place, l’auteur, si satisfait du petit univers qu’il a imaginé, se transforme en guide touristique et nous le présente à longueur de page, dans de longues séquences d’expositions stériles, en espérant parvenir à communiquer son enthousiasme pour son monde de fiction. Il est utile de le rappeler : les lecteurs de roman veulent qu’on leur raconte des histoires, pas qu’on les emmène en balade.

Les personnages, voilà un troisième et dernier point faible de l’auteur trop habitué aux jeux de rôle. Dans une partie, les personnages n’existent qu’à travers les décisions des joueurs, c’est toute l’idée. Mais celles-ci sont, par nature, imprévisibles, et donc difficiles à anticiper et impossibles à intégrer par avance dans l’intrigue.

Cela signifie qu’un auteur trop habitué à écrire pour les jeux de rôle risque de négliger certaines possibilités : en particulier, l’idée qu’un protagoniste du roman puisse commettre des erreurs et se mettre dans le pétrin, que ces actions soient le moteur de l’intrigue, est souvent négligée. C’est un paradoxe, parce que si ce genre de mécanique narrative est omniprésente dans les parties de jeux de rôle, elle est absente des scénarios, et peut être oubliée par les scénaristes devenus romanciers en herbe.

Le piège de la télévision

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Dans un billet précédent, j’ai examiné le risque que court une autrice ou un auteur qui écrit une œuvre trop proche d’un roman connu, ainsi qu’une technique pour éviter de tomber dans le pastiche. Mais il existe d’autres pièges du même genre. En particulier, lorsque vous puisez votre inspiration à une source principalement non-littéraire, vous risquez un dérapage incontrôlé, qui pourrait avoir un impact négatif sur votre roman.

C’est le cas en particulier avec les séries télévisées. Ici, j’appelle « série télévisée » une œuvre audiovisuelle de fiction, campée par des actrices et acteurs, et dont l’intrigue est segmentée en multiples épisodes. Netflix, Youtube, Amazon, peu importe le canal, ça reste de la télé. La popularité extraordinaire de ce genre d’œuvre fait que de nombreux jeunes écrivains qui écrivent leurs premiers romans ont été aujourd’hui biberonnés par le rectangle noir bien davantage que par les livres. Leurs références culturelles, leur style, leur idée de la narration, de la construction d’un personnage, découlent de ce point de repère.

Et il n’y a rien de mal à ça. Je continuerai sans doute à croire jusqu’à mon dernier souffle que pour écrire, il faut lire, et que rien n’aide davantage à écrire un livre que d’en avoir lu énormément. Mais cela ne signifie pas que regarder des séries télé soit inutile, et encore moins que cela soit nuisible. Ça peut même être extraordinaire.

Les auteurs des séries télé sont très forts

Après tout, les auteurs des séries télé sont très forts pour toutes sortes de choses, et on serait bien inspirés de les imiter. Ils savent mieux que personne découper une intrigue en actes, afin de proposer une histoire équilibrée de manière dramatique, sans temps morts, et tout cela dans un temps donné. Ils sont meilleurs que beaucoup d’autres auteurs pour entamer un récit, pratiquer l’exposition sans douleur, et dire en quelques plans tout ce qu’il y a à savoir pour comprendre les enjeux d’un épisode. Bien sûr, les images les aident, mais elles aussi s’écrivent, elles aussi ont une narratologie propre qu’ils sont experts à utiliser. Ils sont très doués pour créer des personnages mémorables, instantanément attachants, avec un objectif clair, des relations compliquées et un arc narratif intéressant, et qui conservent ces qualités même lorsqu’ils évoluent dans leur parcours ou leur personnalité.

Cela dit, si l’on n’y prend pas garde, écrire un roman comme on écrirait un script d’épisode de série télé peut être un piège. Sans prendre de recul, un auteur qui aurait été bombardé pendant toute sa vie d’innombrables séries télé finirait probablement par avoir des biais narratifs qui peuvent nuire à la qualité de ses histoires, ou dont il faut au minimum avoir à l’œil pour éviter qu’ils ne le fassent.

Même si aujourd’hui, certaines séries ont de gros budgets et sont filmés un peu comme des films de cinéma, c’est loin d’être une généralité, et la grammaire télévisuelle qui s’est développée depuis des décennies reste encore bien visible dans la plupart des productions contemporaines. Une série, après tout, c’est, pour le dire très cyniquement, une manière de produire une grande quantité d’heures de télévision en minimisant l’investissement initial. Cela signifie que l’on va y retrouver un nombre restreint de personnages, qui évoluent la plupart du temps dans les mêmes décors, et, à moins que l’intrigue exige autre chose, ils vont passer leur temps à se parler.

Dans ces romans, il ne se passe pas grand-chose

Cette description est un peu féroce, mais elle aide à comprendre le piège de la télévision. Beaucoup d’œuvres de jeunes auteurs ou autrices, très inspirés de la télé, écrivent des histoires qui suivent ces schémas : leurs personnages évoluent dans des décors limités, généralement en intérieur, et le plus souvent décrits très sommairement, et leurs romans sont très majoritairement constitués de dialogues. Dans ces romans, il ne se passe pas grand-chose, en général : juste des personnages qui confient à d’autres personnages leur ressenti sur une situation. Peu d’action, peu d’intrigue au sens strict du terme, mais beaucoup de commentaire et énormément de bavardage.

Sortir du piège de la télévision consiste donc, pour commencer, à réaliser qu’un romancier dispose d’un budget sans limites pour mettre en scène son histoire, et que rien ne l’oblige à se cantonner aux huis-clos. Vous pouvez aller sur Mars, vous pouvez raser la Grande Muraille de Chine, vous pouvez vider tous les océans, vous pouvez montrer votre protagoniste quand il était enfant pour juste un paragraphe, cela ne va rien vous coûter. C’est un luxe dont il ne faut pas hésiter à abuser.

Surtout, l’auteur serait bien inspiré de laisser de côté tous les dialogues qui ne sont pas essentiels, et de laisser les lecteurs découvrir les personnages à travers leurs actes, plutôt que par un interminable bla-bla. C’est intéressant à faire, même si, au final, vous choisissez de retourner tout de même à des romans bâtis sur le dialogue, parce que cela aura enrichi votre perspective sur les possibilités qu’offre la littérature.

La télé, c’est de l’image

Une autre tache aveugle qu’ont certains auteurs dont la principale référence est télévisée, c’est que la télé, c’est de l’image. Cet aspect visuel constitue la finalité de ce média, mais elle est absente des scénarios, presque entièrement constitués de dialogues, qui peuvent servir d’inspiration aux auteurs. La conséquence, c’est que ces derniers risquent de ne pas inclure cette dimension lorsqu’ils écrivent, créant un univers aveugle, sans aucune dimension sensorielle. À force de privilégier les échanges entre les personnages, certains écrivains laissent complètement de côté les descriptions, jusqu’à rendre certaines scènes difficiles à comprendre.

Non, dans un récit, les descriptions ne doivent pas nécessairement être longues, mais l’auteur doit se souvenir qu’il est les yeux, les oreilles, tous les sens du lecteur, et il ne doit pas négliger son devoir de décrire le monde dans lequel s’inscrit son histoire, ainsi que les individus qui le peuplent. Ce n’est pas de la télé, il n’y a pas d’acteurs ni de décorateurs, les seuls éléments qui existent sont ceux que vous couchez sur la page, donc prenez garde à ne pas totalement négliger cette dimension-là.

À l’inverse, d’autres auteurs ont pleinement intégré cette dimension visuelle, telle qu’elle apparait à l’écran. Là, le risque, c’est que leur processus mental soit trop visuel, et qu’ils finissent par produire un roman qui ne serait qu’une pâle adaptation littéraire de la série télé qu’ils ont dans la tête. En faisant ça, ils risquent de ne pas tirer parti des principales qualités propres à la littérature.

Le piège du pastiche

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Certains auteurs ont été motivés à prendre la plume par amour pour un livre ou un écrivain. Je l’ai mentionné dans mon billet sur les « Quatre espèces d’auteurs », mais cela mérite qu’on s’y attarde davantage, parce que c’est enthousiasmant.

Cela signifie que certaines personnes qui écrivent aujourd’hui ne l’auraient pas fait si elles n’avaient pas trouvé sur leur route une œuvre qui leur a procuré tellement de joie, a fait naître en eux tellement d’idées, a semé les graines de tellement d’appétits que l’envie d’écrire elles-mêmes en est devenue irrésistible. Des romans n’existeraient pas sans d’autres romans. En ce qui me concerne, l’idée que la littérature puisse ainsi être une douce contagion est extraordinaire.

Cela ne veut pas dire que cette situation ne risque pas de présenter certains écueils. Peut-être vous êtes-vous vous-mêmes trouvés dans cette situation, d’ailleurs : vous êtes transportés par une œuvre littéraire (ou même un film, une bande dessinée, une série télévisée, un jeu vidéo), à un tel point qu’une envie irrésistible d’écrire à votre tour vous transporte. Là, trois situations peuvent se présenter.

Certains choisissent d’écrire de la fan fiction, c’est-à-dire de prolonger de leur plume l’univers littéraire inventé par quelqu’un d’autre. C’est en effet une très bonne manière de satisfaire cette pulsion d’écrire, ainsi qu’une bonne manière de se mettre le pied à l’étrier pour celles et ceux qui n’ont pas beaucoup d’expérience. Une deuxième catégorie concerne les autrices et auteurs qui s’embarquent immédiatement dans un projet personnel et original, sans relation avec une autre œuvre, et on ne peut que leur tirer notre chapeau. Le troisième cas est plus problématique : il concerne ceux qui sont tellement emballés par un bouquin qu’ils ont envie de réécrire le même, mais avec leur nom sur la couverture.

Ce genre de livre ne va intéresser personne

Si c’est votre cas, je ne peux que vous décourager de le faire. Comme des millions de personnes, vous avez adoré les Chroniques des Vampires d’Anne Rice, à un tel point que vous vous précipitez sur le clavier pour écrire une œuvre qui lui ressemble étrangement. Vous vous mettez à raconter l’histoire d’une société secrète de vampires, mélancoliques et sophistiqués, et en particulier d’un individu charismatique, que vous appelez Mestat, Restat ou Nestat. Au passage, vous vous permettez quelques déviations qui vous semblent intéressantes, comme par exemple le fait que l’histoire se passe à Baton Rouge plutôt qu’à la Nouvelle-Orléans, et que vos vampires à vous écrivent leur nom « vampyres » avec un « y », gage de distinction.

Autant vous le dire : ce genre de livre ne va intéresser personne. Mais d’ailleurs, intéresser quelqu’un, ce n’est pas nécessairement votre objectif. Peut-être écrivez-vous exclusivement pour votre plaisir personnel, indépendamment de toute référence, sans penser ne serait-ce qu’une seconde à des lecteurs potentiels, et, au fond, pourquoi pas ? Mais écrire un roman réclame une telle masse de travail que ne même pas chercher à le faire lire à un autre être humain me paraît être un beau gâchis. Donc je vous en conjure, réfléchissez-y à deux fois, et envisagez les choses de la perspective d’un lecteur.

Ce que vous avez commis sur le papier s’appelle un pastiche. Dans votre enthousiasme pour ce livre qui vous a tellement plu, vous vous en êtes si peu éloigné que le style, les personnages, les thèmes, les éléments constitutifs du décor rappellent de manière criante l’œuvre originale, et toute personne un brin familière avec celle-ci va s’en rendre compte instantanément. Votre « Barry Hopper à l’Académie des Magiciens » est sans doute très cher à votre cœur, et vous en êtes légitimement fier, mais vu de l’extérieur, il ne s’agit que d’une copie d’un roman bien plus prestigieux.

Les lecteurs vont presque toujours préférer l’original à la copie

Cela ne signifie pas qu’il vous faille obligatoirement être original. Les romans originaux ne sont ni meilleurs, ni pires que ceux qui ne le sont pas. Pour un lecteur pour qui la présence de concepts originaux dans un texte est indispensable (c’est mon cas), il y en a un, deux, trois autres qui ne s’en soucient pas, et au moins encore un qui est activement rebuté par les idées qui ne lui sont pas familières, et pour qui un roman de fantasy où il n’y a pas d’elfes et de nains, ça n’est pas un vrai roman de fantasy. Un livre peut se distinguer de nombreuses manières : une intrigue bien charpentée, des personnages mémorables, un style attachant, et l’originalité n’en est qu’une parmi d’autres. Cela dit, signer une œuvre qui ne cherche pas particulièrement à se démarquer de ce qui existe déjà, c’est une chose, écrire un pastiche, délibérément ou non, c’en est une autre.

Le souci, c’est que les lecteurs ne sont pas idiots : ils vont presque toujours préférer l’original à la copie. S’il n’y a rien ou presque rien dans votre roman qui le distingue de celui qui vous a inspiré, c’est que vous n’avez pas grand-chose à offrir à vos lecteurs, qui vont probablement se demander pourquoi vous avez consacré autant d’efforts à réécrire quelque chose que tout le monde connaît.

Comment, alors, déjouer le piège du pastiche ? Comment, sans rien sacrifier de ce qui vous a donné au départ l’envie d’écrire, pouvez-vous produire une œuvre, pas obligatoirement originale, mais au moins suffisamment singulière pour qu’elle n’apparaisse pas comme une simple décalque ?

Une solution: la technique des deux pas

Il existe une solution simple, que j’appelle la « technique des deux pas. » Pour l’expliquer, mettons-nous en situation : vous êtes inspiré à écrire par les histoires de vampires d’Anne Rice, mais vous préférez éviter de signer un simple pastiche. Dans ce cas, c’est simple : vous partez de l’œuvre de départ, et vous y opérez deux changements majeurs (changer l’orthographe du mot « vampire » ne suffit pas). Par exemple, vous pouvez vous lancer dans une réécriture des Chroniques des Vampires, mais sous la forme d’une romance, et en y ajoutant des loups-garous. Félicitations, vous venez d’écrire « Twilight. » Ou alors, vous décidez que votre protagoniste vampire à vous est une mère célibataire, et que l’histoire se passe à Abidjan. Ou que vos vampires boivent des idées plutôt que du sang, et que l’action se déroule au 17e siècle.

S’éloigner de deux pas du concept qui vous a séduit, c’est une bonne manière de conserver ce qui vous a plu, mais en y apportant la fraîcheur nécessaire pour justifier vos efforts d’écriture. L’appliquer vous mènera à un résultat beaucoup plus satisfaisant pour vous et pour vos lecteurs, sans briser votre élan initial.

D’ailleurs, la technique des deux pas fonctionne pour tous les auteurs, dès qu’ils réalisent qu’un élément de leur roman, un personnage, un lieu, une situation, est trop proche d’un modèle connu, ou bascule dans le cliché. Oui, vous pouvez écrire un roman noir qui met en scène un détective paumé, amateur de whisky, de chapeaux mous et d’imperméables. Mais avant de le faire, demandez-vous si votre protagoniste ne serait pas plus mémorable s’il était bègue et qu’il habitait chez sa mère. Bien sûr, rien ne s’oppose à ce que vous rédigiez un roman dystopique où des jeunes gens sont poussés à s’entretuer par un gouvernement cynique, mais réfléchissez-donc une minute et éloignez-vous de deux pas de ce décor très convenu, pour lui préférer une histoire où des adultes sont poussés à s’entretuer par un gouvernement d’enfants, et où l’action se déroule dans une ceinture d’astéroïdes.

La technique des deux pas constitue non seulement un remède aux pastiches, mais également un moyen simple de générer des idées qui vont rendre vos romans uniques.