Maintenant que vous savez qui vous êtes, il est temps de reprendre les bases dans un autre domaine : l’apprentissage de la lecture.
Oh, bien sûr que vous savez lire. Je le sais bien, que vous n’avez pas demandé à un de vos proches de lire pour vous ce billet à haute voix, sous prétexte que vous n’avez jamais trouvé le temps de vous initier à l’alphabet. Et oui, je suis parfaitement conscient qu’en règle générale, celles et ceux qui ont l’ambition d’écrire sont de grands amoureux de la lecture, voire même des dévoreurs de livres.
Un auteur, après tout, pour emprunter une remarque formulée ici par Carnets Paresseux, est toujours un lecteur, ne serait-ce que de ses propres écrits.
Donc non, il ne s’agit pas ici de revenir sur les mécanismes de base de la lecture, mais simplement de prendre conscience qu’il existe une manière spécifique d’aborder les livres des autres qui est profitable aux écrivains, et qui les aide, au final, à rédiger leurs histoires à eux. Pour le dire en quelques mots : un auteur, ça ne lit pas comme les autres gens. Pour lui, pour elle, la lecture est un prolongement de l’écriture, une démarche parallèle, féconde, qui s’en nourrit et qui la nourrit en retour. Malgré tout, il est étonnant de constater le nombre d’auteurs qui ne savent pas lire comme des auteurs, et pour qui toute cette démarche est si étrangère qu’elle n’a tout simplement jamais traversé leur esprit.
J’avais ici, sur ce blog, été approché par une personne qui se présentait comme une autrice et qui avait abondamment commenté un article où, déjà, je recommandais aux auteurs de lire pour enrichir son vocabulaire : elle m’avait rétorqué qu’elle ne lisait pas tant que ça, et que pour elle, rien ne valait les séries et les dessins animés pour étoffer son vocabulaire. L’idée d’encourager les auteurs à la lecture lui semblait « élitiste. » Dans le même ordre d’idée, je me souviens aussi d’un dialogue sur un réseau avec une autrice qui lisait énormément de romans, mais ne s’aventurait jamais en-dehors d’un genre spécifique, la romance, dont elle confessait d’ailleurs se lasser, mais sans que naisse pour autant la curiosité d’aller voir ailleurs.
Pour moi, ces auteurs passent à côté de quelque chose.
Lire comme un auteur, c’est lire pour approfondir son rapport à l’écriture. C’est lire pour en tirer des leçons. Chaque livre est comme une rencontre, et chacun a quelque chose à nous apporter. Même un roman médiocre dans son ensemble peut avoir des qualités dont on peut être tenté de s’inspirer, ou simplement des leçons à en tirer, des erreurs à éviter, par exemple, face auxquelles on décide d’être plus vigilant.
En fonction de vos points faibles en tant qu’écrivain et des qualités de l’auteur du roman que vous prenez en main, vous pouvez vous enrichir sur différents plans : ça peut être le style qui vous charme, la manière dont l’auteur manie le vocabulaire comme un instrument de haute précision, l’efficacité de ses phrases, l’émotion qui se dégage de ses descriptions ; vous pouvez être sensible à sa maîtrise de la structure, la manière dont il transmet l’exposition, dont il construit le suspense, dont il amène le lecteur à ressentir des émotions spécifiques à des moments donnés ; ce peuvent être les personnages qui retiennent votre attention, et la façon dont chacun est singulier, compréhensible, cohérent sans être prévisible ; vous pouvez également être intrigué par la manière dont les thèmes sont traités et intégrés au récit, dont l’auteur construit ses dialogues, dont il déploie son imaginaire, ou des dizaines d’autres éléments constitutifs du récit.
En clair, vous êtes là pour voir un maître à l’œuvre dans ce qu’il fait de mieux et tenter de comprendre comment il s’y prend, en espérant pouvoir vous perfectionner dans ce domaine. La finalité de tout ça n’est pas d’imiter l’écrivain dont vous lisez les mots : ces techniques que vous allez repérer, vous allez les mettre à votre sauce, les détourner, les utiliser pour servir votre écriture à vous, et pas pour singer ce qui existe déjà. Malgré tout, être le témoin d’une technique d’écriture qui fonctionne peut vous inspirer à en développer une similaire, qui soit adaptée à vous et à votre projet.
Pour y parvenir, deux conseils : lisez lentement et avec un crayon en main. Vous êtes là pour apprendre, pas pour vous divertir (même s’il n’est pas interdit de s’amuser au passage) : l’histoire que vous allez lire va réclamer toute votre attention et une bonne dose de concentration, afin de ne pas vous contenter de vous laisser absorber par l’histoire, mais de parvenir à la démonter pièce par pièce, d’en découvrir les rouages, le fonctionnement du moteur et tous les secrets. C’est ce que les ingénieurs appellent le retroengineering, discipline qui consiste à obtenir une compétence nouvelle en analysant le fonctionnement d’une machine dans la fabrication de laquelle la technique en question a été analysée.
Vous souhaitez comprendre comment Dostoïevski fait pour jongler avec tous ses personnages, comment Edgar Allan Poe parvient à installer de la tension dans ses récits, comment Charles Bukowski construit son style débridé ? Devenez leur élève, lisez leurs mots, voyez comment ils s’en servent, soulignez les passages importants, prenez des notes dans les marges – laissez des points d’interrogation, éventuellement, si quelque chose vous laisse perplexe et mérite d’être repris plus tard. Si c’est votre inclination, vous pouvez aussi vous faire des fiches, jeter sur le papier quelques leçons apprises lors de vos lectures, des principes auxquels vous allez tâcher, à l’avenir, d’être plus attentifs.
Ça, c’est la phase exploratoire. Mais les livres des autres peuvent aussi jouer un rôle plus immédiat dans notre écriture. Il y a la technique du livre de démarrage, dont j’ai déjà parlé ici. Et puis si un roman vous a impressionné, s’il vous a inspiré, si vous avez trouvé sa lecture exemplaire ou particulièrement instructive, gardez-le à portée de main, et ouvrez-le pour vous en imprégner à nouveau dès que vous ressentez un blocage.
Lire comme un auteur, en-dehors de ça, c’est aussi savoir choisir. En d’autres termes : opérer une sélection de lectures qui vous servent, vous et votre muse. On l’a compris, cela peut vouloir dire que vous allez chercher un auteur en particulier spécifiquement pour ses qualités, que vous souhaiter émuler. Mais cela implique aussi, bien souvent, de rompre avec vos habitudes. Si vous aimez les histoires de vampires, que vous ne lisez que des histoires de vampires et que vous projetez d’écrire une histoire de vampires, cela signifie qu’il est grand temps de lire tout autre chose que des histoires de vampires. Sinon, votre histoire de vampires ressemblera à toutes les autres histoires de vampires. Aérez-vous la tête, évitez l’asphyxie créative, et choisissez d’échapper à vos habitudes, si possible dans un genre qui ne vous est pas familier. Nourrissez vos romances de romans réalistes, votre fantasy de science-fiction, vos récits historiques de polars urbains. En laissant ces éléments extérieurs pénétrer dans votre tête, vous allez vous enrichir par la différence et devenir plus créatif et plus singulier.
Au passage, je ne peux que vous recommander de vous tourner vers les classiques. Ce n’est jamais un hasard si ces livres ont traversé les siècles. Même si vous ne vous sentez pas appelés par ce genre de lecture à priori, tentez de vaincre vos réticences : ils ont énormément de choses à nous apprendre.
J’analysais déjà un peu mes lectures, mais pas avec autant de méthode ^^
Merci pour cet article !
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Pour être honnête, je ne le fais pas systématiquement !
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je ne peux pas être désappointé par un billet qui me cite 🙂
cela dit, je suis d’accord avec toi : il faut apprendre à lire comme un auteur (de même qu’il faut se relire avec cette même analyse critique : « qu’est-ce que mon texte raconte // qu’est-ce que j’ai voulu dire ».
le souci est (pour moi) de ne pas perdre non plus la lecture naïve, simple, gourmande, jouissive, la lecture du lecteur. Faut donc apprendre aussi à passer de l’une à l’autre, à volonté, comme on change de casquette. Hélas, c’est pas si facile, je trouve.
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J’ai la chance d’avoir une excellente suspension de l’incrédulité. Je suis très bon public: je sais rire des comédies, me laisser transporter par les récits d’aventure et trembler devant des histoires d’horreur, sans distance ni adopter une posture analytique. Je ne sors mes lunettes d’auteur que si je cherche consciemment à le faire, ou si je fais face à un récit médiocre.
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je dois être devenu un peu grincheux avec l’âge : avant je lisais tout sans me poser de question (même les critiques de film de vieux Paris-film chez mes grands parents) et maintenant il faut vraiment que l’histoire m’emporte pour que je ne démonte pas les paragraphes (comme lorsqu’au cinéma, je commence à plus regarder le décor que les acteurs….c’est mauvais signe !)
🙂
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Plus grincheux ou tout simplement plus exigeant ! En ce qui me concerne, j’ai toujours assimilé la suspension de l’incrédulité à un sens – celui qui permet de percevoir la fiction – et je n’ai jamais blâmé ceux qui avaient du mal avec ça, ou qui avaient un seuil de tolérance différent du mien. Je suis myope, je ne voudrais pas qu’on me reproche de voir flou.
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Je crois que les mauvais livres m’ont d’abord appris plus que les bons, fasciné que j’étais de chercher à comprendre. « Pourquoi je m’ennuie ? Pourquoi je n’y crois pas ? Pourquoi je trouve que ça ne fonctionne pas ? ».
Puis avec le temps ce sont mes livres préférés qui m’ont, par contraste, apporté des réponses. « Pourquoi j’étais si tendu, ou si excité, ou si ému ? Pourquoi j’adore ce personnage ? Pourquoi ce retournement de situation est si surprenant ? »
Bon, après, je suis qualiticien de formation. Chercher à comprendre c’est une déformation professionnelle chez moi.
🙂
À noter qu’il est bien plus facile d’analyser un texte avec un œil critique lorsqu’on a quelques bases de technique. C’est comme dans tout : regarder un match de tennis de professionnels est bien plus instructif si tu joues toi-même.
Bon article, comme d’hab.
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Comme l’a dit Quentin Tarantino, « Never hate a movie […] Bad movies teach you what not to do and what to correct in your process and that’s way more helpful. »
Et oui, en effet, lire comme un auteur, c’est une compétence acquise, que l’on peut parfaire si on le souhaite.
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Je suis d’accord : les mauvais livres sont d’excellents guides ! je pense qu’ils m’ont donné envie d’écrire, autant et plus que les excellents (« non, mais c’est pas possible d’écrire ça comme ça ! je suis sûr que même moi je peux faire mieux…. ») 🙂
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Je crois avoir déjà raconté cette anecdote : en ce qui me concerne, je me souviens exactement du moment où j’ai décidé d’écrire mon premier roman. Et c’était exactement cette situation-là. Sans ce mauvais bouquin, je ne serai peut-être pas auteur aujourd’hui.
(Bon, sûrement que si, quand même, mais j’y serai venu plus tard 😁).
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Excellent article ! Oui, lire, lire, et encore lire. Quant à moi, je n’ai aucun mérite, c’est un plaisir dévorant depuis que je sais mon alphabet. Je vais marcher : j’écoute un livre, je m’active dans la maison : j’écoute un livre, je conduis : j’écoute un livre, et bien sûr, le lis au format papier et électronique. Curieuse, je fouine partout.
Au fond, je pense sincèrement que si j’ai commencé à écrire, c’est parce qu’à un moment donné de mon existence, j’ai eu envie, moi aussi, de voir ce que je pouvais « sortir » à l’écrit. Et comme toi, je reste persuadée que la lecture-littérature est le meilleur prof’ qu’un apprenti auteur puisse avoir (surtout si on lorgne du côté des grands auteurs !)
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Si, en plus, la lecture devient une motivation pour écrire, c’est parfait !
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Même si je reconnais que je ne suis pas aussi attentive qu’il le faudrait (et que je ne prends jamais de notes dans les marges – quel blasphème ! 😉 ), je suis effectivement devenue plus sensible à ce qui fonctionne ou pas dans un roman. Le fait de me mettre à chroniquer mes lectures de temps en temps m’aide à prendre cette distance, ne serait-ce qu’en formalisant ce qui m’a plu ou déplu. De même, j’apprends à reconnaître les ficelles : là, l’auteur se sert d’un dialogue pour faire passer une information ; là, il se noie un peu dans l’exposition ; là, les mots sont particulièrement évocateurs et bien choisis.
(Par ailleurs je suis assez fascinée par la discussion que tu as eue dans les commentaires de ton autre article – comment peut-on dénigrer la lecture quand on est auteur et qu’on cherche donc, en toute logique, à avoir des lecteurs ??).
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Oui, je garde un léger traumatisme de cette conversation par commentaires interposés: le ton était très agressif et revendicateur, et l’autrice en question avait une vision très arrêtée, accusant celles et ceux qui ne la partageaient pas d' »élitisme. » Au bout d’un moment, quand il a été clair que nous ne pouvions plus rien tirer de cet échange, j’ai fini par la bloquer, à regret. Mais voilà: nous avons tous des taches aveugles et des blocages, et en être le témoin chez autrui permet d’être plus vigilant sur nos propres failles.
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des auteurs qui refusaient de lire pour rester naturels et eux-même (le phénomène n’est pas nouveau…) Boris Vian rappelait qu’ils avaient forcément lu « Oui-Oui et le gendarme » et le « Clairon quotidien d’Aubusson » (là, j’invente les titres !), donc qu’ils risquaient simplement d’écrire « Oui-Oui joue du clairon à Aubusson » !
Au contraire, augmenter le nombre de ses influences permet d’en sortir, d’une certaine manière.
sur ce, je vais lire ces échanges musclés que j’ai manqué !
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Merci pour cet article. Je commence aussi depuis que j’écris à essayer d’analyser les bouquins que je lis. Mais j’avoue c’est plus facile sur les mauvais (enfin ceux que je n’aime pas) que les bons dans lesquels je me laisse très vite emportée. Comment arriver à garder de la distance avec un livre qu’on aime justement parce qu’il nous emporte avec lui ?
Par contre si je me met à faire ça sérieusement il faudra que je trouve un système pour prendre des notes car je déteste écrire sur les livres. Chacun sa technique hein, mais pour moi l’objet compte autant que le contenu et je tiens à le garder lisible, pas forcément intact, et des notes sur les côtés ça me gêne. C’est peut-être pour ça que j’ai toujours été nulle en cours de français. D’ailleurs sur le sujet, j’aimerai bien comprendre comment c’est possible que cette matière ait toujours été un calvaire pour moi alors que je dévore des livres depuis que sais lire (voire avant quand mes parents me les lisaient).
Pour la variété des styles, tu arrives à lire un truc pas du tout dans ton style sur un temps assez long ? Je lis pas mal de trucs différents (Fantasy, SF, polar, classiques) mais par exemple la romance, j’ai essayé j’y arrive pas… Au bout de 2 pages ça m’énerves.
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La romance est un genre extrêmement codifié, et c’est vrai que ça peut rebuter certaines sensibilités (en particulier, j’imagine, celles des personnes qui aiment lire mais n’apprécient pas trop les règles du français). Mais comme dans tous les domaines, il y a des chefs-d’oeuvre, il suffit de les trouver. Et puis il y a sans doute des choses à apprendre du succès constant de ce genre à travers les âges.
Pour garder la distance avec un livre qui nous plaît, il y a le crayon, qui crée automatiquement cette distance, mais dans ton cas, il suffit de le poser après chaque chapitre et de s’interroger sur les raisons qui font qu’il nous plait tant que ça. De cette manière, on peut à la fois apprécier la lecture et l’analyser.
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En guise de trait d’union entre ton article sur la lecture et celui sur l’écriture 😉
http://www.seuil.com/ouvrage/la-preparation-du-roman-roland-barthes/9782021222418
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Excellent, merci !
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Les notes je ne m’y résous pas, nonobstant je relis fréquemment certains livres.
C’est assez fascinant de relire « Voyage au centre de la Terre » à presque trente ans d’intervalle par exemple. On voit les choses très différemment, à fortiori quand on s’est mis soit même à taquiner sérieusement la muse…
Alors oui, pas de notes = oubli.
Mais les bonnes idées sont têtues, elle reviennent sous d’autres formes, à d’autres moments.
« Bons » ou « mauvais » livres il faut lire en effet.
Les « bons » donnent envie et le retroengineering peut nous guider.
Les « mauvais » quant à eux décomplexent pas mal et sont un traitement de cheval contre ce fichu syndrome de l’imposteur.
J’utilise les guillemets parce bon ou mauvais c’est question de goût, et le goût évolue.
D’ailleurs pour celles et ceux qui auraient du mal à changer de style, renseignez vous sur votre auteur préféré. Voyez qui il aime lire et commencez à élargir par là, ça aide.
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Le dernier conseil est excellent.
En ce qui me concerne, je prends rarement des notes, mais les critiques que je ponds après chaque lecture me permettent tout de même de retenir certains éléments.
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Merci pour ce conseil. Il est vraiment utile pour ceux qui veulent vraiment écrire.
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Merci ! Pourtant, curieusement, ce conseil se heurte parfois à une certaine hostilité.
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