Le thème comme structure

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Afin de conclure cette série d’articles consacrés au thème en littérature, je vous propose d’examiner un cas particulier qui s’éloigne des chemins battus. Ce n’est pas le genre de réflexion susceptible d’intéresser tous les auteurs, mais peut-être qu’il va aiguillonner votre curiosité, et, pourquoi pas, nourrir de futures créations.

Tout part d’un constat : le thème, j’ai eu l’occasion de le dire ici, est l’un des piliers de la création d’un roman, aux côtés de la structure, de la narration, des personnages. Cela dit, quand ils lisent ça, la plupart des écrivains hochent la tête l’air entendu, persuadés que oui oui, le thème, c’est très bien, mais enfin ça reste en queue de liste de leurs priorités. En d’autres termes, s’il était un des Beatles, le thème serait Ringo Starr.

Et si on renversait cette hiérarchie ? Et si, délibérément, on plaçait le thème au sommet de la pile, devant les personnages, devant la structure, devant tout le reste ?

Ce n’est pas juste une vue de l’esprit ou un exercice intellectuel. Je suis moi-même principalement auteur de littérature de genre, comme le sont bon nombre des habitués de ce site, et la plupart des écrivains qui rentrent dans cette catégorie – ce n’est en aucun cas un reproche – ont une vision de la littérature très conventionnelle. Peu intéressés aux explorations formelles, ils privilégient les structures narratives classiques, et, qu’ils connaissent ou non la nomenclature précise, ils vont vous parler de la construction d’une histoire en termes d’enjeux, de tension, de suspense, d’exposition. Certains d’entre eux vont même jusqu’à affirmer que toute histoire concerne un conflit et a besoin d’un antagoniste.

Le thème, et rien que le thème

Mais ce n’est pas le cas. Dans la littérature blanche, des romans, nombreux, à succès, s’affranchissent sans complexe des structures classiques, souvent sans même que les lecteurs s’en aperçoivent. Et une des approches qu’ils utilisent consiste à se servir du thème comme structure.

Qu’est-ce que ça veut dire exactement ? C’est vrai que ce n’est pas très intuitif. Le thème est un concept nébuleux, la structure, c’est tout le contraire. Comment substituer l’un à l’autre ? Et bien justement : cette approche consiste à laisser de côté la montée de la tension que l’on trouve dans les constructions littéraires classiques, la progression des personnages, la construction du suspense, la percolation méticuleuse de l’exposition, pour leur substituer le thème, et rien que le thème.

Comment ça marche ? Dans son roman « Extension du domaine de la lutte », Michel Houellebecq met en scène un cadre moyen déprimé par son célibat. Le thème du livre, c’est les relations entre les femmes et les hommes, et l’isolement des êtres conditionné par les valeurs du libéralisme. Ce thème, l’auteur l’illustre par une série de vignettes et de scènes courtes. Il y a peu de continuité entre les scènes, qui pourraient s’enchaîner dans un ordre différent sans que cela ne nuise à la lecture. Il n’y a pas non plus d’enjeu ou de tension : le protagoniste ne change pas et ne nourrit aucune illusion sur sa capacité à révolutionner le monde. Au bout d’un moment, l’histoire s’arrête, sans avoir vraiment progressé.

L’intérêt du lecteur est maintenu par la perspective singulière que le livre propose au sujet de ce thème et par le ton sarcastique adopté par l’auteur. Tout le reste, tout ce qui nous parait si important, à nous les auteurs, est jeté à la poubelle. Et pourtant, ça fonctionne. Et pourtant, c’est bel et bien une histoire. Mais plutôt que de tenir sur les différentes fondations auxquelles nous sommes habitués, elle est en équilibre sur un unique pilotis, celui du thème.

Plus courant que ce que l’on croit

Écrire un livre « existentiel », qui ne fait que confronter un protagoniste à un thème, c’est plus courant que ce que l’on croit, à un degré ou à un autre. Paul Auster le fait dans sa « Trilogie new-yorkaise », Céline l’a fait dans « Voyage au bout de la nuit », Charles Bukowski a récidivé tout au long de sa carrière. Je suis sûr que d’autres exemples vous viennent à l’esprit. D’ailleurs, même au sein de la littérature de genre, on trouve certains exemples, comme « Les dieux incertains » de M. John Harrison ou « Dead Astronauts » de Jeff Vandermeer.

Attention, s’engager dans cette voie n’est pas donné à n’importe qui. Les règles de la construction littéraire classique n’existent pas par accident : non seulement il s’agit de méthodes éprouvées pour soutenir l’attention du lecteur, mais en plus elles font partie de la définition de ce que c’est qu’une histoire depuis toujours. Vouloir s’en passer, c’est courir le risque que le lecteur se sente perdu, qu’il ne comprenne pas où on veut en venir, et qu’il arrête sa lecture en raison de l’absence d’enjeux ou de suspense.

Rédiger une « non-histoire », guidée par le thème, réclame donc un certain nombre de précautions. D’abord, le texte doit être court. Un roman long écrit sous cette forme s’effondrerait rapidement sous son propre poids. Il s’agit de présenter son argument et ses personnages de manière succincte, et de s’en aller avant de ne plus être le bienvenu.

Les doigts sur le pouls de la société

Ensuite, le thème doit être très clair dans la tête de l’auteur, et tous les aspects du texte doivent s’y référer. L’unique intérêt de ce type de texte, c’est qu’il permet d’explorer une thématique plus en profondeur que dans un roman ordinaire, sinon, ça n’est pas la peine. Lors de l’écriture ou des corrections, retirez donc tous les aspects qui n’ont pas de rapport avec le cœur de votre livre, jusqu’à l’épure.

L’originalité est plus importante que dans un roman ordinaire, afin, une fois de plus, de retenir l’attention du lecteur. Idéalement, attaquez-vous à un thème inédit, ou peu courant, mais qui est tout de même d’intérêt général, ou qui possède une résonance particulière dans l’actualité. Cela nécessite d’avoir les doigts sur le pouls de la société, afin de mettre en lumière une vérité qui sera à la fois considérée comme évidente et surprenante.

À défaut d’un thème révolutionnaire, c’est votre approche qui peut l’être : un ton qui détonne, des personnages déconcertants, une forme particulièrement adaptée au thème choisi, peu importe. L’essentiel, c’est d’intriguer le lecteur, et de faire en sorte de maintenir cet état pendant assez longtemps pour qu’il referme le livre après l’avoir terminé (plutôt qu’avant), si possible avec une expression perplexe sur le visage.

Enraciner le thème

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Le thème, c’est l’axe d’une histoire, disais-je récemment sur ce site. C’est son cœur, son point d’ancrage, et c’est également une donnée qui va entrer en résonance avec tous les autres éléments constitutifs de la construction narrative et leur conférer de la cohérence.

Quand on le dit comme ça, croyez-le, j’en suis conscient, ça peut paraître abstrait. Alors pour bien comprendre, mettons-nous en situation. Et cherchons à comprendre cette semaine comment une autrice ou un auteur peut enraciner un thème dans son livre, comprenez : comment il peut l’intégrer à tous les étages de l’élaboration littéraire ? C’est une réflexion que chacun peut mener dans son coin, que ce soit au sujet de la structure narrative du livre, de ses enjeux dramatiques, du décor du roman ou de ses personnages.

Le thème et la structure

Voilà deux mots que l’on n’a pas l’habitude de voir très souvent associés l’un à l’autre. Le thème et la structure constituent deux éléments constitutifs de la création littéraires, mais ils se situent aux antipodes l’un de l’autre. Le thème, c’est la substance de l’histoire, sa saveur, la pépite de sens qui rayonne à tous les niveaux de l’œuvre ; la structure, c’est l’architecture de l’histoire, la manière de séquencer les événements et de les enchaîner.

Pourtant, il suffit de reformuler cette proposition pour lui donner un relief différent : le thème, c’est ce qu’on raconte, alors que la structure, c’est comment on le raconte. En le disant comme ça, on se rend bien compte que les deux sont inextricablement liés.

Comment connecter ces deux concepts, dans ce cas ? Lorsque j’ai rédigé des articles sur la structure romanesque, j’ai mentionné un certain nombre de schémas traditionnels qui permettent de construire une histoire. Le plus classique, baptisé la « pyramide de Freytag », postule qu’on a affaire à une montée progressive de l’intensité dramatique jusqu’à un point culminant, suivie par une résolution, au cours de laquelle l’intensité baisse peu à peu.

Un auteur qui souhaiterait coupler aussi efficacement que possible son thème à ce type de structure n’aurait qu’à garder à l’esprit cette structure pyramidale, et s’arranger pour que l’usage du thème soit calqué sur ce schéma. Ainsi le roman commencerait par une phase d’exposition du thème, où on le découvrirait et qu’on prendrait la mesure de son importance dans le récit. Il culminerait par un événement-clé où l’énoncé du thème devient crucial à l’histoire. Et il se terminerait par une partie finale où la résolution de l’intrigue est liée au thème.

Ainsi, un roman dont le thème serait la rédemption pourrait commencer par une série de scènes où le lecteur est amené à découvrir en quoi les personnages principaux ont besoin de rédemption et ce qu’ils font pour l’obtenir. Le point de rupture de l’histoire peut coïncider avec un moment où le protagoniste obtient la rédemption qu’il convoitait, ou au contraire, voit cette chance s’éloigner définitivement, ou alors à un tournant où il commet un acte décisif dans le but d’obtenir cette rédemption. Enfin, le troisième pan de la pyramide peut explorer les conséquences de l’obtention ou de la non-obtention de la rédemption.

Dans une structure de type picaresque, une série de péripéties enchaînées, l’occasion est belle de décliner le thème de différentes manières à chaque fois, à la manière d’un conte moral, et de proposer au lecteur un panorama d’approches différentes autour de cette proposition centrale. « Le Magicien d’Oz », de L. Frank Baum, est par exemple une série d’aventures qui illustrent chacune le thème du roman : « Qu’est-ce qui fait la valeur d’une personne ? »

Enfin, si vous optez pour une intrigue sans structure, avec des enchaînements de type « donc » et « mais », la manière de procéder la plus fructueuse consiste à garder en tête le thème à chaque enchaînement, et de chercher à déterminer s’il est possible de mettre en lumière cet aspect thématique lors de ces points-charnières.

Le thème et les enjeux

Relier thème et enjeux, c’est établir un lien entre deux pans différents de la construction d’un roman. Si le thème concerne la substance de l’histoire, d’une manière très fondamentale, les enjeux, comme on a eu l’occasion de le voir, servent d’articulations à l’intrigue et permettent de faire comprendre au lecteur ce qui se joue dans le récit, sur un plan dramatique.

Ce qu’il faut comprendre, c’est que oui, un enjeu est un élément qui construit le récit et lui donne une charge émotionnelle, et quand on en saisit les tenants et les aboutissants, ont peut céder à la tentation de l’intégrer de manière un peu mécanique au roman (« Oh non ! Si cet indicateur dépasse 100 gigawatts, tout l’immeuble va exploser ! »), mais il est possible de lui donner une résonance supplémentaire si on l’intègre au thème. Imaginez un roman qui traite des relations mère-fille. Il est tout à fait possible de faire en sorte que cette thématique fasse directement partie des enjeux de certaines scènes (« Si je n’invite pas ma mère à sélectionner ma robe de mariée, elle va m’en faire le reproche jusqu’à la fin de mes jours, mais si je l’invite, c’est moi qui vais devenir folle. »)

En règle générale, les enjeux constituent des portes d’entrées qui permettent facilement d’illustrer les thèmes d’un récit de manière concrète. En procédant de cette manière, vous passez de la théorie à la pratique presque sans fournir d’efforts. En plus, si vous poursuivez ce type de réflexion au sujet de tous les enjeux qui jalonnent votre histoire, votre réflexion autour du thème va conférer une grande cohérence aux moments-clés du roman.

Le thème et le décor

Le décor, on a eu l’occasion d’en parler assez longuement sur ce site, c’est le worldbuilding, soit le souci porté à imaginer l’univers fictif dans lequel évoluent les personnages, mais qui n’est pas directement lié à eux, ou à l’intrigue. Et bien une manière d’établir une connexion plus solide entre ces éléments d’arrière et d’avant-scène, c’est de faire appel au thème.

En d’autres termes, le décor peut servir de chambres d’échos au thème, voire même l’illustrer directement. Si vous rédigez un roman sur le thème du regret, n’hésitez pas à jalonner les lieux où il se situe d’œuvres inachevées et d’occasions qui n’ont pas été saisies. Le protagoniste qui n’a pas su saisir sa chance avec la femme de sa vie peut par exemple vivre dans une maison qu’il n’a jamais terminé de peindre, ou alors il ne cesse de travailler sur la même pièce de musique, en modifiant constamment la composition sans jamais être satisfait du résultat.

Parfois, ces décalques directs du thème, trop littéraux, peuvent être un peu lourdingues, donc à vous de trouver le bon équilibre. Mais si c’est bien mené, se servir du décor pour illustrer le thème peut donner l’impression d’un récit enchanté, où toute la chair littéraire de l’histoire est animée d’un seul élan.

Le thème et les personnages

Appliquer le thème aux personnages, c’est presque trop évident. En réalité, c’est à eux que l’on pense en premier lorsqu’on réfléchit aux manières d’inscrire le thème dans un récit. Après tout, une histoire, c’est une série d’événements qui arrivent à des personnages, et qui tournent autour d’un thème. Donc le véhicule naturel du thème, c’est bien là qu’il faut aller le chercher. Si vous explorez dans votre roman le thème de l’amour, il serait très étonnant que votre protagoniste ne tombe pas amoureux, ou ne soit pas concerné par la vie amoureuse d’une manière ou d’une autre.

Donc ça, c’est évident. Ce qui l’est moins, c’est que vous pouvez étendre ce principe à tous vos personnages, pas seulement à celui qui est concerné le plus directement. Chacun d’entre eux peut être considéré comme une facette différente d’un prisme, qui est porteur d’une interprétation distincte du thème.

Dans « Uranus », Marcel Aymé décrit les règlements de compte de la période de l’épuration dans l’après-guerre. Ses nombreux personnages reflètent tous de manière différente le thème de l’occupation, qu’ils soient des héros, des lâches, des menteurs, des salauds ou des inquisiteurs auto-proclamés. Ils fonctionnent donc comme des agents incarnés du thème, qui permettent, par leurs actes, d’en explorer toute la profondeur.

Vous n’êtes pas obligés d’opter pour une approche aussi extensive que celle-ci, mais pour le moins, posez-vous la question : votre thème, de quelle manière chacun de vos personnages s’y rapporte ? La réponse vous permettra de faire coup double, et d’approfondir à la fois les figures qui peuplent votre roman, et sa construction thématique.

Le thème

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Il y a bien longtemps, sur ce blog, j’ai rédigé un article consacré au thème, que je vous suggère de ne pas lire (je ne l’ai pas relu pour écrire la présente série). Depuis, j’ai davantage planché sur la question, comme j’ai eu l’occasion de le faire récemment au sujet du genre, par exemple, un autre sujet que j’ai revisité, et j’ai l’impression que je suis désormais en mesure de partager avec vous une réflexion qui pourra vous rendre davantage service.

Le thème, ça n’est pas particulièrement facile de comprendre ce que c’est exactement, même si nous en avons toutes et tous une compréhension intuitive et approximative. Encore faut-il y coller des mots. Afin de définir ce qu’est le thème d’une œuvre littéraire, je vous propose de procéder par élimination. Avant de savoir ce que c’est, tentons de savoir ce que ce n’est pas.

Le thème d’un roman, ça n’est pas son sujet, ça n’est pas son argument, ça n’est pas son message.

Le sujet d’un livre, c’est, pour faire simple, la réponse à la question « de quoi ça parle ? » Si on devait résumer le bouquin en un mot, ça serait quoi ? Par exemple, le sujet de « L’adieu aux armes » d’Ernest Hemingway, c’est la guerre. On y parle de guerre, ça se passe pendant la guerre, il y a des personnages qui font la guerre. « Belle du Seigneur » d’Albert Cohen, ça parle d’amour. Son sujet, c’est l’amour. « De sang-froid », de Truman Capote, ça cause de meurtre. Bref, le sujet, c’est le truc que vous dites à quelqu’un qui lit en-dessus de votre épaule pour lui fournir une vague indication du contenu du roman. En-dehors de ça, ça n’a pas beaucoup d’intérêt. Le hasard ou les circonstances peuvent faire que le sujet et le thème se confondent, mais en principe, ça n’est pas le thème.

Un des éléments constitutifs d’un roman

En ce qui concerne l’argument, on a affaire à une notion un peu plus complexe. L’argument, c’est l’idée principale qui structure le roman. C’est un condensé de l’intrigue en une phrase, la réponse à la question « Qu’est-ce qui se passe dans cette histoire ? » L’argument des « Frères Karamazov » de Fedor Dostoïevski, c’est la trajectoire de trois frères à la vision morale très différente, et de ce qui se passe quand l’un d’eux commet un parricide. L’argument du « Cycle de Tshaï » de Jack Vance, c’est l’aventure d’un astronaute humain qui débarque sur une planète contrôlée par quatre espèces extraterrestres très différentes. L’argument, c’est donc la version courte du résumé de quatrième de couverture. Ça n’est donc pas le thème.

On a déjà eu l’occasion d’évoquer ici le message en littérature. Il s’agit (je me cite moi-même, quelle suffisance !) d’« une proposition morale, un projet de société, un ensemble de valeur » délivré par un roman. Il s’agit de la réponse à la question « Quelle est la leçon de cette histoire ? » L’inclure est un acte délibéré de la part de l’écrivain, souvent explicite et facultatif. Il y a des romans à message et des romans sans message. À l’inverse, un roman écrit sans que l’auteur songe à y inclure consciemment un thème pourra malgré tout être perçu comme s’il en avait un par les lecteurs.

OK. Si le thème n’est rien de tout cela, de quoi s’agit-il ?

Le thème, c’est un des éléments constitutifs majeurs d’un roman, aux côtés de la structure, de la narration, des personnages, du décor, du style. De tous, c’est celui dont la pertinence est la moins intuitive. S’il est difficile de s’imaginer un roman sans structure ou sans personnage, on peut aisément être tenté de penser qu’un roman sans thème est possible, voire courant. En réalité, il est probablement utile de se familiariser avec ces autres sujets avant de se pencher sur le thème, car cela permet de cerner de quelle manière il trouve sa place parmi eux.

Il apporte de la cohérence

Le thème, c’est un sujet philosophique qui touche à la condition humaine, à la société ou à la spiritualité qui est entrelacé dans le roman. C’est la réponse à la question : « Quelle idée anime cette histoire ? » On peut l’exprimer en un ou en plusieurs mots, voire toute une phrase. Il confère à votre œuvre du sens, lui sert de colonne vertébrale, lui apporte de la cohérence, de la couleur, de l’inspiration, ainsi qu’une résonance singulière susceptible de toucher les lecteurs. Le thème est rarement explicite, et parfois involontaire. Il est tout à fait possible de percevoir un thème dans un narratif alors qu’il ne s’agit pas de l’intention de l’auteur. De même, un thème peut jouer son rôle dans un roman sans que le lecteur ne soit conscient qu’il existe.

On n’est même pas réellement obligé d’être tous d’accord sur le thème réel d’un roman pour que la notion ait du sens. Ce concept peut être utilisé comme élément constructeur d’un narratif, de différentes manières, on aura l’occasion de le voir, mais il peut aussi fonctionner comme un prisme pour analyser une œuvre littéraire, même si lecteur et auteur ne tombent pas d’accord sur le thème réel du roman. Ce n’est pas une simple vue de l’esprit, mais disons qu’il y a une part de subjectivité.

Penchons-nous sur la question d’une manière plus formelle. Le sujet, on l’a compris, peut se définir en un seul mot, par exemple « La guerre ». L’argument, c’est une phrase ou une série de phrases à la teneur descriptive (« Le parcours d’une famille allemande déchirée par la première guerre mondiale »). Le message, c’est une phrase de nature prescriptive, un point de vue, une thèse (« Il n’y a pas de guerre juste »). Finalement, le thème peut se définir par un seul mot (« La guerre », sauf qu’ici il s’agit d’un point de départ à la réflexion plutôt qu’un point d’arrivée), de deux mots que l’on met en regard (« guerre et justice »), d’une question (« Peut-il y avoir une guerre juste ? ») ou d’une phrase de nature exploratoire et ouverte (« La notion de justice en temps de guerre »).

Il y a beaucoup à gagner à en développer un

Les thèmes ne sont pas d’intéressants adjonctions à un roman. Au contraire, ils en forment généralement la partie centrale. Une histoire sans thème, c’est une histoire sans centre, sans axe, qui vadrouille approximativement d’une idée vers l’autre. Tous les romans ne doivent pas nécessairement être construits autour d’un thème central fort et captivant, mais il y a beaucoup à gagner à en développer au moins un, même de manière incomplète. Le résultat y gagnera en cohérence (les différentes parties formeront un tout) et en résonance (l’histoire va toucher les lecteurs). Un thème, c’est le point d’ancrage entre d’une part l’écrit, la fiction, et d’autre part l’expérience universelle de l’être humain.

Alors, comment pourrait-on définir les thèmes des œuvres que l’on a citées jusqu’ici dans l’article ? Le thème de « L’adieu aux armes », selon moi, c’est « L’absurdité de la guerre vs l’amour » ; « Belle du Seigneur », ça parle de « La passion, valeur dépassée ? » ; le thème de « De sang froid », c’est « Qu’est-ce qui peut pousser un individu à tuer ? » ; « Les frères Karamazov » a plusieurs thèmes, mais retenons celui-ci : « Le libre-arbitre et la responsabilité face à Dieu » ; enfin, le thème du « Cycle de Tshaï », c’est « Le prix de la liberté ».

On le comprend bien au vu de ces énoncés, un thème littéraire, c’est une graine, qui va laisser pousser ses radicelles partout dans le texte, en influençant chaque aspect, de la genèse à l’interprétation par le lecteur, en passant par les personnages, le décor et même la narration. Nous allons explorer cette idée ces prochaines semaines.

Enjeux – quelques astuces

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Afin d’achever cette série sur les enjeux littéraires, comme j’en ai l’habitude, je vous propose encore quelques conseils en vrac. Certains sont absolument cruciaux, d’autres sont purement anecdotiques, donc sentez-vous libres de picorer là-dedans les grains qui vous paraissent les plus tendres.

Les enjeux au niveau de la scène

Dans toute cette série, j’ai constamment évoqué les enjeux comme étant un mécanisme lié à l’intrigue à l’échelle du roman. Mais la réalité, c’est que le même mécanisme existe à tous les niveaux de votre histoire : au niveau du chapitre, du paragraphe, de la phrase.

En concevant chaque séquence de son histoire, un auteur devrait se poser la question « Quels sont les enjeux de cette scène ? Pourquoi c’est important ? Qu’est-ce qui se joue ? Que se passerait-il en cas d’échec ? Et en cas de réussite ? » C’est une grille de lecture qui permet de s’assurer que chaque partie de votre roman a de l’importance, qu’aucun passage n’est inutile, et que la tension dramatique est ininterrompue du début jusqu’à la fin.

Tout ce que j’ai pu dire jusqu’ici au sujet des enjeux d’une histoire complète s’applique à l’identique aux fragments d’histoire. Et naturellement, plus vous parviendrez à connecter les enjeux d’une scène aux enjeux plus généraux de votre roman, plus votre récit sera cohérent et plus son impact émotionnel sera important.

Les enjeux au niveau des dialogues

Oui, oui, cela s’applique également aux dialogues. C’est exactement la même chose. J’ai déjà eu l’occasion de vous déconseiller d’inclure du bavardage dans votre roman. Ça n’a rien d’étonnant : le bavardage, c’est le dialogue sans enjeux.

Lorsqu’on discute, dans un roman, ce n’est pas que pour brasser de l’air. Il faut que cela serve à quelque chose : il y a des choses à gagner et à perdre, des informations à soutirer, un ascendant émotionnel à remporter, des possibilités de séduire ou d’intimider. Une scène de dialogue, comme n’importe quelle scène, c’est un roman en miniature, qui possède ses propres enjeux, et je ne peux que vous conseiller de savoir de quoi il retourne avant de la rédiger.

Les enjeux et les personnages

On a surtout analysé jusqu’ici la manière dont les enjeux s’imbriquent dans l’intrigue, tant il est vrai qu’il s’agit principalement d’une notion qui conditionne ce qui se passe au cours d’une histoire, la structure, la construction et la résonance émotionnelle d’un récit. Mais c’est également un concept qui vient s’articuler dans la construction des personnages. Il va le faire de toute manière, mais c’est encore beaucoup mieux si vous en êtes conscients et que vous planifiez tout ça en toute connaissance de cause.

Cherchez à savoir de quelle manière  vos personnages principaux vont se positionner par rapport aux enjeux du récit. En ce qui concerne les protagonistes, ça sera relativement facile : comme ils sont explicitement mentionnés dans la définition des enjeux, normalement, ça va coller à 100%. Mais en général, il y a en réalité un protagoniste, flanqué d’autres personnages importants : ceux-ci auront peut-être des enjeux légèrement différents, en ce sens que ce qui va leur arriver en cas d’échec sera distinct. En particulier, réfléchissez à leurs enjeux émotionnels ou sociaux : peut-être que l’histoire a des conséquences sur eux qui sont différentes de celle de votre protagoniste. Cela peut même être source de conflit entre eux, et peut-être que certains vont devoir faire des sacrifices en cours de route au nom du bien commun.

Et bien souvent, il y a un personnage pour qui les enjeux sont exactement l’inverse de ceux de votre protagoniste : on appelle ça un antagoniste. Sauf que peut-être que ce n’est pas si simple, peut-être qu’ils sont en opposition pour des questions de méthodes et d’objectifs, mais que les enjeux qui sous-tendent leurs actions ne sont pas des images miroir l’une de l’autre. Cela vaut la peine d’y réfléchir : quelles sont « les conséquences négatives de l’échec » des antagonistes ?

Besoins, souhaits, peurs, conflits

Les enjeux forment le principal moteur dramatique d’une histoire. On pourrait être tenté de n’y voir que la conjugaison des besoins, des souhaits, des peurs et des conflits qui animent les personnages. Tout le monde est traversé par ce genre de concepts. Tout le monde a besoin de quelque chose, veut quelque chose, craint quelque chose et est en désaccord avec quelqu’un au sujet de quelque chose.

Voilà des notions qui méritent d’être auscultées pour elles-mêmes, ou en tant qu’éléments constitutifs des personnages, comme on a déjà eu l’occasion de le faire ici. Par contre, elles sont distinctes des enjeux. Les besoins, souhaits, peurs et conflits sont des concepts psychosociaux liés à l’attitude et aux motivations des personnages, qu’ils soient réels ou fictifs. Les enjeux, en revanche, sont une notion de littérature, qui fonctionne à un degré de réalité supérieur à celui des personnages.

Oui, les enjeux peuvent être causés, influencés, mélangés avec ces quatre notions, mais ils peuvent également leur préexister, ou se manifester indépendamment des souhaits et des volontés des protagonistes. Cela mérite une analyse fine : en quoi les enjeux de votre récit sont-ils différents des pulsions de vos personnages ? En quoi sont-ils liés ?

En deux mots Les enjeux, c’est l’essence du drame. Il n’y a pas d’histoire sans enjeux. En revanche, il peut très bien y avoir des histoires sans besoins, sans souhaits, sans peurs ou sans conflits.

Défaite, victoire et égalité

Dans « enjeu », il y a « jeu », et il peut être pertinent de considérer cet élément sous un angle ludique. Dans les articles de la série, on a principalement défini les enjeux sous un jour négatif : « les conséquences négatives de l’échec des protagonistes », mais il peut être également intéressant de consacrer un peu d’attention aux conséquences positives.

En quoi la victoire, le triomphe des personnages de votre roman exerce-t-elle une influence sur le décor et les personnages de votre récit ? Il est méritoire d’éviter le pire, mais il peut être salutaire d’apporter le meilleur. Même si du point de vue dramatique, il est plus intéressant de se concentrer sur les conséquences potentiellement néfastes de l’histoire, les conséquences bénéfiques peuvent elles aussi bénéficier d’une petite réflexion. Qu’est-ce qui change pour le mieux ? Est-ce positif pour tout le monde ? Est-ce durable ? Certains aspects de la situation sont-ils irrémédiablement améliorés, sans possibilités de retour en arrière ?

Et si personne ne gagne ? Que se passe-t-il en cas d’égalité ? De match nul ? Et si les protagonistes n’échouent pas mais ne réussissent pas non plus, qu’arrive-t-il ? On peut être pensé que la résultante va ressembler au statu quo, mais ce n’est pas nécessairement le cas. En cas d’égalité, la situation peut évoluer malgré tout, et il peut être fructueux de se demander dans quelle mesure elle peut le faire.

L’ironie dramatique

On parle d’ironie dramatique quand le lecteur sait quelque chose que le protagoniste ignore. Cela peut acquérir une résonance toute particulière quand on examine cette idée au regard des enjeux littéraires.

En fonction des choix narratifs de votre récit, il est possible que votre personnage ait du retard – ou de l’avance ! – sur le lecteur en ce qui concerne leur compréhension des enjeux de l’histoire dans laquelle ils s’inscrivent. Alors que le lecteur sait que le protagoniste ne dispose plus que de 48 heures pour sauver la ville, celui-ci l’ignore, et tout le temps qu’il perd à faire autre chose est vécu comme une torture, ou en tout cas comme un suspense insoutenable par le lecteur.

Parfois même, ce que le protagoniste prend pour les enjeux se situe à l’inverse de ce qu’il devrait réellement accomplir, et toutes les actions qu’il entreprend l’éloignent de son objectif. Il est son propre pire ennemi, il conspire contre lui-même, et le lecteur, impuissant, ne peut que souhaiter qu’il finisse par en prendre conscience.

Les enjeux avant l’histoire

On l’a compris : les enjeux sont une notion qui permet de structurer l’intrigue d’une histoire. C’est très bien, mais cela ne veut pas dire nécessairement que ceux-ci naissent avec le début de l’histoire. Ils peuvent très bien préexister à la première page du livre. Votre personnage peut se retrouver catapulté dans une situation déjà en cours, qui comporte des enjeux potentiels, voire même des enjeux identiques à ceux que votre protagoniste va devoir endosser, mais assumés par quelqu’un d’autre.

Par exemple, votre roman peut traiter des efforts de votre personnage pour acquérir et restaurer la vieille demeure familiale, après que son père a tenté de le faire pendant des années et a échoué à décourager d’éventuels acquéreurs potentiels.

Rappelons ce conseil déjà donné ici : débutez votre histoire le plus tard possible, au moment où les choses deviennent les plus intéressantes possible, pas avant, quand la tension monte lentement et que les choses se mettent en place. Cela veut dire que les enjeux seront placés avant même la première page de votre roman.

Changer les enjeux

On a énormément discuté ici des possibilités d’escalade, d’augmenter les enjeux. Il est également possible de les changer en cours de route. Possible, mais délicat, parce que cela peut créer des ruptures qui vont rendre votre histoire difficile à suivre, ou insatisfaisante pour le lecteur.

Dans les histoires de Conan le Cimmérien, par Robert Howard, on trouve essentiellement trois types d’enjeux différents, selon l’âge du protagoniste. Le jeune Conan n’aspire qu’à vivre libre et sans entraves, et ses enjeux tournent autour de la perte de sa liberté. Le Conan adulte rêve de conquérir le pouvoir, et finit par devenir roi de l’Aquilonie, et ses enjeux ont à voir avec l’acquisition d’argent et d’avantages. Le Conan mûr règne sur l’Aquilonie, et se demande si le pouvoir ne lui a pas coûté la liberté, et ses enjeux se confondent avec ceux de son royaume. À cela s’ajoutent naturellement des enjeux spécifiques à chaque histoire, ce qui fait que si l’on se mettait en tête de lire toutes les nouvelles de Conan dans l’ordre biographique, on assisterait à d’importants changements au niveau des enjeux.

Ce genre de chose a toute sa place dans une série, littéraire ou télévisée. C’est plus délicat à négocier dans un roman d’un seul tenant. Dans la mesure où l’enjeu est le nerf de l’histoire, si l’on en change en cours de route, c’est comme si on racontait une autre histoire. Pour parvenir à le justifier, il faut par exemple que les thèmes de votre roman soient très forts, et que ce soient eux qui structurent votre récit. Imaginez que vous écriviez un roman sur la Foi, mettant en scène un Croisé à différentes époques de sa vie, où il est d’abord subjugué par Dieu, puis prosélyte, fanatique, en crise, et enfin amer. Chaque section du récit aura sans doute des enjeux différents, ce qui est possible parce qu’il y a autre chose qui donne sa cohérence à l’ensemble. À moins que ça soit le cas de votre projet, je déconseille de changer du tout au tout les enjeux en cours de roman.

Abandonner les enjeux

N’abandonnez jamais, jamais les enjeux avant la fin du roman. Les enjeux, c’est le roman. Vous pouvez les intensifier, les modifier, les présenter sous une lumière nouvelle, mais pas les abandonner. Dès l’instant où ceux-ci sont retirés du récit, il n’y a plus de tension, plus de moment dramatique pour tirer l’intrigue en avant, plus aucune raison pour le lecteur pour continuer à vous lire.

Abandonner les enjeux, c’est comme démonter les buts d’un terrain de football avant la fin du match ; c’est comme proposer des billets pour un avion qui n’a pas de moteur ; c’est comme construire un musée magnifique mais oublier la porte ; c’est comme faire l’Orient-Express et s’arrêter à Strasbourg. Ne le faites pas.

Se servir des enjeux

blog se servir des enjeux

Quels sont les enjeux d’une histoire, à quoi servent-ils et comment peut-on s’en servir pour rendre le récit plus palpitant ? Après vous avoir proposé plusieurs définitions, je vous propose à présent de passer à l’étape suivante, et de vous fournir une marche à suivre afin d’intégrer simplement la réflexion autour des enjeux dans votre roman.

Pourquoi c’est important ? Parce que les enjeux constituent le mécanisme grâce auquel les lecteurs vont avoir envie de tourner les pages de votre roman.

Les enjeux engendrent de la tension, qui à son tour génère du suspense, pour les protagonistes comme pour les lecteurs. Le seul moyen de l’apaiser consiste à savoir si les personnages déjouent les enjeux auxquels ils sont confrontés, et de quelle manière ils s’y prennent. Et pour le savoir, il n’y a qu’une seule possibilité : continuer à lire. Bien amenée, cette question des enjeux peut engendrer chez le lecteur une expérience émotionnelle intense et mémorable, qui va laisser des traces et qui va faire en sorte qu’il recommande votre roman à ses amis et connaissances. C’est dire si cette notion est importante et si elle mérite que vous lui accordiez du soin, de l’attention et du temps.

Comment faire ? Voici une façon de procéder en six étapes que je vous propose. Naturellement, ce n’est qu’un point de départ, un outil à votre disposition. Sentez-vous libre de l’adapter ou de le modifier pour qu’il soit pleinement adapté à votre projet d’écriture. Cela dit, je vous recommande de ne pas complètement sauter cette réflexion : plus vous aurez les idées claires sur les enjeux, plus les principales étapes de l’écriture de votre roman, telles que le plan, les personnages, le décor, la structure, seront faciles à forger.

1. Définir les enjeux

Au début de votre démarche littéraire, alors que votre histoire n’est sans doute constituée que d’une idée dans votre tête, ou de quelques phrases gribouillées dans un carnet de notes, c’est le moment, déjà, de définir les enjeux.

Deux cas de figure se présentent à vous. Le premier, c’est celui où votre première impulsion créative constitue déjà une histoire digne de ce nom. Dans ce cas, votre mission est relativement simple, puisqu’elle va consister à repérer et identifier les enjeux dans cet embryon narratif. Ou, pour le dire d’une manière différente : reformulez votre idée en termes d’enjeux. Dans « Pinocchio », de Carlo Collodi, les enjeux, pour le personnage-titre, consistent à devenir un vrai petit garçon plutôt qu’un pantin ; dans « Sense and Sensibility », de Jane Austen, les enjeux pour Marianne et Elinor sont de trouver un mari sans se trahir ; dans « Dune » de Frank Herbert, l’enjeu pour Paul Atreides est de venger sa famille, spoliée par une maison rivale.

Revenez aux différentes manières de définir les enjeux que je vous ai exposé dans un précédent billet. Elles doivent vous aider à identifier ces mécanismes. Les enjeux peuvent correspondre à quelque chose que le protagoniste souhaite (« Je veux être un vrai petit garçon »), à quelque chose dont il a besoin (« Il faut que je trouve un moyen d’échapper à cette sorcière ou elle me mangera »), ou à des circonstances extérieures dans lesquelles il se retrouve enrôlé au gré des circonstances (« Le roi est fou et quelqu’un doit l’arrêter avant qu’il ne dévaste le royaume »). Bien souvent, on a affaire à une combinaison des trois. Il se peut aussi que les enjeux évoluent au cours de l’histoire, ou qu’il y ait plusieurs enjeux, typiquement de nature intérieure et extérieure. Mais de manière générale, plus limpides seront les enjeux de votre roman, meilleur il sera.

Le deuxième cas de figure, c’est celui où, lorsque vous vous penchez sur votre idée de départ, vous ne parvenez pas à identifier les enjeux. C’est le signe que votre idée n’est pas encore réellement aboutie, qu’il ne s’agit pas encore d’une histoire à proprement parler. Peut-être avez-vous eu des fragments d’idées, qui concernent le décor, le thème ou les personnages par exemple. Il vous reste à les connecter d’une manière qui puisse être exploitée sous une forme narrative.

Imaginons que vous ayez l’idée d’un héros amnésique qui se retrouve avec, sur lui, une lettre. Vous avez également l’idée d’un château souterrain, et d’une armée de statues vivantes. Tout ça, ce ne sont que des pièces détachées. Pour leur donner une forme, trouvez un enjeu. Par exemple, notre personnage amnésique cherche à retrouver la mémoire, et s’il n’y parvient pas, l’armée de statues réfugiées dans le château va conquérir le royaume. Même si tout cela doit encore être connecté et construit pour avoir du sens, mais voilà les enjeux, et avec cette simple réflexion, vous avez obtenu l’ébauche d’une histoire.

2. Exposer les enjeux

Une fois que les enjeux de votre histoire sont clairs dans votre tête, vous pouvez passer à la suite et commencer à construire, puis à rédiger votre histoire. Avoir les idées claires au sujet de vos enjeux devrait vous aider à échafauder un plan, où votre protagoniste ou vos personnages principaux font face à une série de péripéties qui, tour à tout, les éloignent et les rapprochent de la résolution de ces enjeux.

Mais il est très important de ne pas manquer cette deuxième étape : ces enjeux, il faut les exposer. Comprenez : il faut que dans votre roman, quelque part, si possible assez près du début, vous écriviez explicitement quels sont les enjeux, afin que le lecteur soit au courant. Oui, cela signifie que dans notre histoire d’amnésique, je vous suggère d’inclure une scène dans laquelle quelqu’un dit à notre héros : « Si tu ne retrouves pas tes souvenirs, l’armée des statues va conquérir le royaume. » Oui, avec ces mots-là.

Exposé de cette manière, cela semble terriblement simpliste. Peut-être êtes-vous en train de vous dire que ce n’est pas la peine d’être aussi littéral, et qu’il vaut mieux exposer vos enjeux de manière plus subtile, indirecte, ou faire confiance aux capacités de compréhension du lecteur qui va saisir de lui-même à quoi rime votre histoire, sans qu’il soit besoin de lui souligner à gros traits rouges.

Respectueusement, vous avez tort.

Les enjeux donnent une direction à l’histoire. Ce sont eux qui relient le début à la fin de votre roman, le protagoniste à tous les autres personnages, rendent les thèmes concrets, donnent de l’importance aux décisions qui sont prises, et confèrent de la résonance émotionnelle à votre récit. Plus vos enjeux sont clairs, compréhensibles et dépourvus d’ambiguïté, plus vos lecteurs vont saisir le type d’histoire qu’on leur raconte, les conséquences des choix, des échecs et des réussites de vos personnages, et plus ils vont se sentir impliqués. Pour que cela fonctionne, il n’y a pas à tourner autour du pot : dites explicitement quels sont les enjeux de l’histoire, aussi tôt que possible. Vos lecteurs ne vont même pas se rendre compte que vous manquez de subtilité, je vous le promets.

Les studios Pixar ont tout compris à la manière d’intégrer les enjeux dans une histoire. Je vous invite à revoir leurs films dans cette optique : vous serez surpris de constater à quel point l’exposition des enjeux y est explicite. L’exemple le plus criant est le film « Le monde de Nemo », dont le titre même résume les enjeux (« Finding Nemo », le titre original, signifie « Trouver Nemo »). Je suis allé vérifier : dans les cinq premières minutes de l’histoire, on entend notre protagoniste, Marin, le père du poisson Nemo qui vient de se faire emporter par un pêcheur, dire : « Ils ont emporté mon fils. Je dois trouver le bateau », puis une minute plus tard : « Je dois trouver mon fils. » Difficile d’être plus clair et moins subtil, et pourtant, c’est exactement ça qu’il faut faire.

Il y a des exceptions. C’est le cas par exemple de tout ce qui concerne les enjeux intérieurs. Un auteur de roman existentiel qui rédige un roman sur le deuil pourra se permettre de laisser planer le doute sur la nature du malaise du protagoniste. Oui, on sent immédiatement que quelque chose ne va pas et que les enjeux du roman vont consister pour lui à surmonter (ou non), la crise qui le tenaille, mais il n’est probablement pas si urgent de livrer immédiatement tous les détails sur la nature de cette crise.

Autre exception : comme on le verra plus loin, parfois les enjeux changent. Pas la peine de casser le suspense pour nous dérouler toute la chaîne d’enjeux qui attendent le protagoniste. Exposez déjà le premier, ça sera bien suffisant. Ce qui compte, c’est qu’à chaque instant, il y ait un enjeu clair.

3. Établir un lien entre le protagoniste et les enjeux

Pour que votre roman fonctionne, il faut que votre protagoniste soit connecté aux enjeux. Considérez qu’il s’agit là d’une autre règle d’or : pas d’histoire réussie sans relier les personnages principaux avec les enjeux. Dans certains cas, ce lien va de soi, parce qu’on a affaire à des enjeux d’une nature personnelle. Dans d’autres cas, il convient d’établir ce lien d’une autre manière.

Les possibilités sont infinies. Il peut s’agir de quelque chose de personnel, qui lui tient à cœur et qu’il cherche à accomplir (« Je veux identifier l’assassin de mon mari ») ; il peut s’agir d’un danger qu’il court, ou d’une échéance qu’il cherche à respecter (« Ce bus va exploser si la vitesse descend en-dessous de 50 miles à l’heure ! ») ; on peut avoir affaire à une situation qui le dépasse, mais dans laquelle il finit par jouer un rôle-clé (« Il faut détruire l’Etoile de la mort ! »)

Quelle que soit la nature de la connexion, il est crucial que votre personnage ne soit pas indifférent aux enjeux. Si c’est le cas, le roman est ruiné : on ne peut pas demander aux lecteurs de s’intéresser à l’histoire qu’on leur raconte davantage que ceux qui la vivent. Il y a mille manières différentes d’établir une telle connexion, la seule erreur étant de ne pas le faire.

Même dans les cas où les enjeux d’une histoire dépassent la situation individuelle du protagoniste, il est préférable de trouver une manière d’illustrer que tout cela a une résonance personnelle pour lui. Pourquoi ? Parce que c’est ainsi que fonctionnent nos émotions. Il est difficile d’avoir de l’empathie pour une foule, mais très facile de comprendre les souffrances d’un individu. Oui, Superman va sauver Metropolis de la destruction, et tant mieux pour les habitants de la ville, mais l’histoire sera plus poignante si, quelque part, Lois Lane est en danger (c’est d’ailleurs la raison pour laquelle cette pauvre Lois est souvent en danger).

Il est généralement préférable que votre protagoniste ait quelque chose de personnel à perdre en cas d’échec. Oui, il peut s’agir d’un danger qui le frappe, lui ou un proche, mais en fonction des genres et des histoires, cela peut prendre une forme plus indirecte : il peut voire une histoire d’amour prometteuse se terminer avant terme ; il peut rater une promotion qu’il convoitait ; un de ses secrets peut être révélé, le mettant dans l’embarras ; il peut rater son année ou un examen important ; il peut perdre sa liberté, son honneur, sa fortune.

Dans certains romans, le protagoniste peut également être affecté sur un plan idéologique, dans le cas par exemple où une cause à laquelle il adhère est ruinée ou discréditée. Il peut également être affecté au niveau de ses valeurs : son altruisme, son professionnalisme, sa curiosité sont telles que son implication dans l’intrigue ne fait que se renforcer (« Sa place est dans un musée ! »)

Pourquoi est-ce que la fantasy multiplie jusqu’à l’écœurement les histoires d’Élus et de Prophétie ? Parce que c’est un moyen bon marché d’établir un lien entre un individu et des enjeux qui lui sont extérieurs (« Tu dois sauver le monde parce que tu es le seul à pouvoir le faire, la Prophétie l’a dit ! »)

Quelle que soit sa nature, cette connexion protagoniste-enjeux, soignez-la. Plus vous le ferez, plus votre histoire sera poignante. Si ce lien s’incarne dans un personnage, rendez-le attachant, faites en sorte qu’on comprenne pourquoi il peut inspirer de l’amour, de l’amitié, de la loyauté. Si c’est une cause, rendez-la concrète : faites-nous découvrir les habitants du village qui risque d’être démoli, faites-en des individus qu’on a envie de défendre ; présentez-nous le veuf dont l’assassinat de l’épouse sert de base à l’enquête de votre protagoniste, et laissez-le nous décrire sa femme avec ses mots. Tout ce travail va vous rapporter gros par la suite.

4. Établir un lien entre le lecteur et les enjeux

Naturellement, s’il est très important de tisser des liens entre le protagoniste et les enjeux, il faut en faire de même pour la lectrice ou le lecteur. Voilà encore une opération qu’il vaut mieux ne pas négliger. Plus le lecteur sera attaché personnellement à ce que vos personnages triomphent des enjeux qui sont au cœur de votre intrigue, plus il sera accroché par votre histoire, et plus il sera affecté émotionnellement en refermant le livre.

Heureusement, une bonne partie du travail qui permet d’établir le lien protagoniste-enjeux fonctionne également avec le lien lecteur-enjeux. Pour que votre lectorat adhère immédiatement et durablement aux enjeux, il est préférable de lui faire dès le départ passer du temps avec ceux-ci. Dès les premiers chapitres, laissez-le se promener dans les verts pâturages de la Comté, et faire connaissance avec la touchante innocence des Hobbits : lorsque les menaces qui pèsent sur le monde se préciseront, son attachement pour ce pays et ses habitants renforcera son émotion. Dans une romance, quand les deux amoureux traversent une crise et semblent sur le point de se séparer, c’est parce que vous aurez pris le temps, en amont, de montrer à quel point ils peuvent se rendre mutuellement heureux que vos lecteurs seront captivés. Dans un thriller, c’est parce que vous aurez consacré du temps à nous montrer qui sont les otages et à quoi ressemble leur vie que vos lecteurs craindront pour leur vie lorsque la situation tournera à l’aigre.

Personne ne se soucie réellement du sort de parfaits inconnus, de statistiques, de théories : ce n’est qu’en faisant réellement la connaissance des personnages secondaires, des victimes, des innocents, en apprenant qui ils sont, en les voyant évoluer de manière concrète, que l’on forge un lien avec eux et que l’on se soucie de leur sort.

Un avantage de procéder de cette manière, c’est que si vous vous montrez efficace, cela vous permettra de mettre en scène un personnage principal antipathique. Votre protagoniste peut être un vrai salaud s’il protège un personnage secondaire dont vous vous souciez ; si vous vous préoccupez sincèrement du but poursuivi par le protagoniste, dans une certaine mesure, cela vous préoccupera moins s’il doit, pour arriver à ses fins, user de méthodes qui ne sont pas très recommandables. Travailler ainsi sur l’attachement du lecteur et sur les enjeux permet ainsi de jouer avec ses sentiments et de le glisser dans les baskets d’individus ambigus, mais dont les aspirations sont nobles.

5. Rappeler les enjeux

Établir les enjeux de manière claire et mémorable dès le départ, c’est important. Mais ça ne suffit pas : il faut les rappeler encore et encore. La mémoire des lecteurs est loin d’être parfaite, en particulier en ce qui concerne leurs réactions émotionnelles. Oui, ils se souviennent sans doute de la Comté, ou de l’époux de l’héroïne que vous leur avez montré dans les premiers chapitres, mais si vous ne leur rappelez pas pour quelle raison ils les ont trouvés sympathiques, vous allez les perdre et la conclusion de votre histoire n’aura pas l’impact que vous souhaitez.

Il convient donc de rappeler régulièrement les enjeux, en particulier quand l’histoire est longue et complexe. Ce n’est pas si facile à faire que ça, parce qu’à rabâcher toujours les mêmes choses, on peut vite lasser. Il faut donc trouver un moyen de revitaliser la connexion entre le lecteur et les enjeux, sans se contenter de répéter les mêmes informations encore et encore. Pour cela, je vous propose trois pistes.

La première est la plus naturelle : c’est celle qui consiste à entrelacer ce rappel dans l’intrigue. Prenons la situation simple d’une histoire où l’enjeu est d’éviter la destruction d’un village ou d’une région. Si, au cours du récit, la situation ne cesse de se détériorer, que ce lieu subit des attaques répétées, que des intrigues secondaires mettent en scène en miniature ce qui risque d’arriver au terme du roman, vos lecteurs ne vont jamais perdre de vue les enjeux. Si l’étudiant qui est votre protagoniste est constamment ballotté par l’intrigue dans des événements qui l’empêchent d’étudier et que sa moyenne est de plus en plus mauvaise, le spectre du redoublement ne va jamais s’éloigner. Si ça fonctionne de cette manière, c’est très bien : il n’y a rien de plus à faire.

Mais parfois, les circonstances de l’intrigue font qu’il est difficile de procéder de la sorte. Une méthode qui fonctionne bien, dans ce cas, consiste à intercaler des intrigues secondaires qui font écho aux enjeux centraux de l’intrigue. Le héros vient en aide à des gens qui lui rappellent son village ; la détective fait la connaissance d’une femme dont la situation lui rappelle celle de son épouse ; une petite catastrophe locale rappelle qu’une grande catastrophe globale est sur le point de se produire. Ces événements servent à rappeler au protagoniste et au lecteur ce qui est en jeu et ce qui risque de se produire dans le pire des scénarios.

Enfin, troisième approche : le rappel symbolique. C’est le plus simple, mais ça peut également être le moins subtil. Votre protagoniste a sur lui un objet, ou alors il a une habitude, il chante une chanson, il a un tatouage, ou quoi que ce soit, qui représente les enjeux. En incluant ces éléments dans l’histoire, cela permet de rappeler les enjeux sans avoir à dérouler à nouveau toutes les explications. Si votre héroïne tente de refaire sa vie après le décès de son mari, la montre dont il lui a fait cadeau et avec l’ouverture de laquelle elle ne cesse de jouer peut suffire à indiquer aux lecteurs où elle se situe par rapport aux enjeux émotionnels de l’histoire.

6. Augmenter les enjeux

Dans une histoire dynamique, les enjeux évoluent progressivement. En général, la situation se corse et tout va de pire en pire. Nous aurons l’occasion d’aborder cet aspect dans un prochain billet en détail. Mais à ce stade, notez que les enjeux de départ ne sont pas nécessairement une donnée immuable, mais qu’elle est amenée à évoluer au cours du récit.