Le thème comme structure

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Afin de conclure cette série d’articles consacrés au thème en littérature, je vous propose d’examiner un cas particulier qui s’éloigne des chemins battus. Ce n’est pas le genre de réflexion susceptible d’intéresser tous les auteurs, mais peut-être qu’il va aiguillonner votre curiosité, et, pourquoi pas, nourrir de futures créations.

Tout part d’un constat : le thème, j’ai eu l’occasion de le dire ici, est l’un des piliers de la création d’un roman, aux côtés de la structure, de la narration, des personnages. Cela dit, quand ils lisent ça, la plupart des écrivains hochent la tête l’air entendu, persuadés que oui oui, le thème, c’est très bien, mais enfin ça reste en queue de liste de leurs priorités. En d’autres termes, s’il était un des Beatles, le thème serait Ringo Starr.

Et si on renversait cette hiérarchie ? Et si, délibérément, on plaçait le thème au sommet de la pile, devant les personnages, devant la structure, devant tout le reste ?

Ce n’est pas juste une vue de l’esprit ou un exercice intellectuel. Je suis moi-même principalement auteur de littérature de genre, comme le sont bon nombre des habitués de ce site, et la plupart des écrivains qui rentrent dans cette catégorie – ce n’est en aucun cas un reproche – ont une vision de la littérature très conventionnelle. Peu intéressés aux explorations formelles, ils privilégient les structures narratives classiques, et, qu’ils connaissent ou non la nomenclature précise, ils vont vous parler de la construction d’une histoire en termes d’enjeux, de tension, de suspense, d’exposition. Certains d’entre eux vont même jusqu’à affirmer que toute histoire concerne un conflit et a besoin d’un antagoniste.

Le thème, et rien que le thème

Mais ce n’est pas le cas. Dans la littérature blanche, des romans, nombreux, à succès, s’affranchissent sans complexe des structures classiques, souvent sans même que les lecteurs s’en aperçoivent. Et une des approches qu’ils utilisent consiste à se servir du thème comme structure.

Qu’est-ce que ça veut dire exactement ? C’est vrai que ce n’est pas très intuitif. Le thème est un concept nébuleux, la structure, c’est tout le contraire. Comment substituer l’un à l’autre ? Et bien justement : cette approche consiste à laisser de côté la montée de la tension que l’on trouve dans les constructions littéraires classiques, la progression des personnages, la construction du suspense, la percolation méticuleuse de l’exposition, pour leur substituer le thème, et rien que le thème.

Comment ça marche ? Dans son roman « Extension du domaine de la lutte », Michel Houellebecq met en scène un cadre moyen déprimé par son célibat. Le thème du livre, c’est les relations entre les femmes et les hommes, et l’isolement des êtres conditionné par les valeurs du libéralisme. Ce thème, l’auteur l’illustre par une série de vignettes et de scènes courtes. Il y a peu de continuité entre les scènes, qui pourraient s’enchaîner dans un ordre différent sans que cela ne nuise à la lecture. Il n’y a pas non plus d’enjeu ou de tension : le protagoniste ne change pas et ne nourrit aucune illusion sur sa capacité à révolutionner le monde. Au bout d’un moment, l’histoire s’arrête, sans avoir vraiment progressé.

L’intérêt du lecteur est maintenu par la perspective singulière que le livre propose au sujet de ce thème et par le ton sarcastique adopté par l’auteur. Tout le reste, tout ce qui nous parait si important, à nous les auteurs, est jeté à la poubelle. Et pourtant, ça fonctionne. Et pourtant, c’est bel et bien une histoire. Mais plutôt que de tenir sur les différentes fondations auxquelles nous sommes habitués, elle est en équilibre sur un unique pilotis, celui du thème.

Plus courant que ce que l’on croit

Écrire un livre « existentiel », qui ne fait que confronter un protagoniste à un thème, c’est plus courant que ce que l’on croit, à un degré ou à un autre. Paul Auster le fait dans sa « Trilogie new-yorkaise », Céline l’a fait dans « Voyage au bout de la nuit », Charles Bukowski a récidivé tout au long de sa carrière. Je suis sûr que d’autres exemples vous viennent à l’esprit. D’ailleurs, même au sein de la littérature de genre, on trouve certains exemples, comme « Les dieux incertains » de M. John Harrison ou « Dead Astronauts » de Jeff Vandermeer.

Attention, s’engager dans cette voie n’est pas donné à n’importe qui. Les règles de la construction littéraire classique n’existent pas par accident : non seulement il s’agit de méthodes éprouvées pour soutenir l’attention du lecteur, mais en plus elles font partie de la définition de ce que c’est qu’une histoire depuis toujours. Vouloir s’en passer, c’est courir le risque que le lecteur se sente perdu, qu’il ne comprenne pas où on veut en venir, et qu’il arrête sa lecture en raison de l’absence d’enjeux ou de suspense.

Rédiger une « non-histoire », guidée par le thème, réclame donc un certain nombre de précautions. D’abord, le texte doit être court. Un roman long écrit sous cette forme s’effondrerait rapidement sous son propre poids. Il s’agit de présenter son argument et ses personnages de manière succincte, et de s’en aller avant de ne plus être le bienvenu.

Les doigts sur le pouls de la société

Ensuite, le thème doit être très clair dans la tête de l’auteur, et tous les aspects du texte doivent s’y référer. L’unique intérêt de ce type de texte, c’est qu’il permet d’explorer une thématique plus en profondeur que dans un roman ordinaire, sinon, ça n’est pas la peine. Lors de l’écriture ou des corrections, retirez donc tous les aspects qui n’ont pas de rapport avec le cœur de votre livre, jusqu’à l’épure.

L’originalité est plus importante que dans un roman ordinaire, afin, une fois de plus, de retenir l’attention du lecteur. Idéalement, attaquez-vous à un thème inédit, ou peu courant, mais qui est tout de même d’intérêt général, ou qui possède une résonance particulière dans l’actualité. Cela nécessite d’avoir les doigts sur le pouls de la société, afin de mettre en lumière une vérité qui sera à la fois considérée comme évidente et surprenante.

À défaut d’un thème révolutionnaire, c’est votre approche qui peut l’être : un ton qui détonne, des personnages déconcertants, une forme particulièrement adaptée au thème choisi, peu importe. L’essentiel, c’est d’intriguer le lecteur, et de faire en sorte de maintenir cet état pendant assez longtemps pour qu’il referme le livre après l’avoir terminé (plutôt qu’avant), si possible avec une expression perplexe sur le visage.

8 réflexions sur “Le thème comme structure

    • Ta remarque m’a fait réfléchir. Je crois qu’au final, tout dépend de ce que recherche l’auteur. S’il cherche à délivrer un message, qu’il présente une thèse, l’intitulé que tu proposes est parfait. Cela dit, ce n’est pas le cas de tous les romans qui exploitent cette structure, et dont le thème n’est pas présenté comme un argument, mais comme un simple état de fait. Dans le Houellebecq que je cite ci-dessus, le thème est exploité sur un plan littéraire, mais l’auteur ne délivre pas de message et n’aboutit à aucune conclusion

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  1. Cet article m’a immédiatement fait songer à Huysmans. Voilà bien un écrivain qui consacre ses romans à des thèmes : un roman décadent (À rebours), un roman catholique (En route)… D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que Houellebecq s’y réfère souvent.

    Ce que je trouve intéressant, c’est que, s’il a surtout écrit de la blanche, un de ses romans « à thème » s’approche de la littérature de genre : Là-bas, son roman satanique. Avec cette approche du surnaturel, cette ambiance sordide… on touche un peu au polar fantastique.

    Personnellement, c’est un modèle qui m’inspire beaucoup, et je me demande s’il ne montre pas aussi la voie pour des œuvres « thématiques » dans les littératures de l’imaginaire. (Je ne connais pas les livres de M. John Harrison et Jeff Vandermeer évoqués dans l’article.)

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  2. Bonjour, vous ne parlez pas du style qui est à mon avis primordial dans cette approche. Bukowski, Céline, Houellebecq ont 3 plumes de génie. Leurs maniements des mots font qu’on peut dévorer leurs livres même sans suspense ou rebondissements.
    Connaissez vous des auteurs moins brillants qui donnent tout au thème avec réussite ? (c’est subjectif bien sûr)
    Merci pour ce bel article, je vais en lire d’autres 😉

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