Après le pastiche, les séries télé, le jeu de rôle et le cinéma, il est temps de boucler cette série consacrée aux pièges de l’inspiration transmedia en s’intéressant aux jeux vidéo. J’aurais pu étendre mes réflexions à d’autres champs, comme par exemple le théâtre, mais soyons réaliste : qui, de nos jours, est si absorbé par le théâtre que cela va jusqu’à déformer son écriture romanesque ? Bien peu de monde, probablement.
Il en va bien différemment des jeux vidéo, dont la popularité et la place dans la culture populaire est sans cesse grandissante. Pour au moins deux générations de gamers, ceux-ci représentent la forme narrative dominante, celle à laquelle ils sont le plus exposés, et éventuellement, si l’on parle d’individus qui aspireraient à écrire, celle qui a le plus d’influence sur la manière dont ils racontent des histoires.
Et ça, c’est un peu regrettable. Parce que les jeux vidéo, dont plus grand monde ne doute qu’ils ont au minimum le potentiel d’être un art, ou quelque chose d’approchant, et qui ont prouvé maintes fois qu’ils pouvaient proposer des formes narratives originales, qui n’existent nulle part ailleurs, restent malgré tout une forme d’expression nouvelle-née, balbutiante, qui est loin d’avoir atteint la réalisation de son réel potentiel. La conséquence de cela, c’est que les jeux qui ont modelé les esprits jusqu’ici sont moins des productions expérimentales comme « The Stanley Parable », « Device 6 » ou « Dear Esther », et davantage des jeux grands publics, qui soit n’ont pas de réelles aspirations narratives, soit reposent sur des conventions qu’il ne serait pas très intéressant de transposer en littérature.
Un jeu vidéo, c’est d’abord un jeu
Parce qu’un jeu vidéo a beau être une expérience narrative interactive, c’est d’abord un jeu, et tout découle de cela. Cela signifie que mêmes les jeux qui racontent une histoire qui se veut poignante sont interrompus par des phases où l’on canarde des vagues d’ennemis, où l’on collecte des objets et où on joue au coursier pour des personnages secondaires, en galopant d’un côté à l’autre de la carte.
Oui, « Spec Ops : The Line » est peut-être une brillante évocation des effets qu’une guerre absurde peut avoir sur la psychologie des soldats qui y participent, mais ce message est un peu délayé, dans la mesure où la principale activité du joueur qui lance ce jeu consiste à faire des cartons sur les militaires ennemis, en utilisant toutes sortes d’armes, dans des environnements conçus pour être aussi divertissants que possible. Les exigences ludiques sont souvent en porte-à-faux avec les exigences narratives, et les jeux qui parviennent à résoudre cette contradiction de manière convaincante ne sont pas nombreux. Si, dans « Les Misérables » de Victor Hugo, Cosette passait son temps à tirer sur des rats géants, cela affaiblirait peut-être un peu l’impact de l’œuvre.
On ne va pas reprocher aux jeux vidéo d’être des jeux. Par contre, importer les schémas de narration qui leur sont propres dans le domaine romanesque risque de déboucher sur des résultats insatisfaisants.
Un petit peu de jeu donne accès à un petit bout d’histoire
Les jeux qui sont le plus susceptibles d’influencer les plumes des auteurs sont ceux qui appartiennent à la sphère « RPG », donc ceux qui descendent des jeux de rôle papier, qu’ils soient teintés d’action, de stratégie, se jouent seul ou à plusieurs. Bien souvent, leur structure narrative est construite autour d’un système d’objectifs et de quêtes. Les personnages ont une tâche à accomplir – apporter un objet à quelqu’un, tuer un certain nombre de monstres, découvrir un lieu, trouver un trésor – et une fois qu’ils l’ont accomplie, ils progressent d’un pas dans leur quête, et reçoivent de nouveaux objectifs, bien souvent représentés par des marqueurs sur une carte.
C’est grâce au talent des auteurs de ces jeux que ces mécanismes n’apparaissent pas comme répétitifs. Ils sont emballés dans des enjeux émotionnels, présentés avec panache et élégance, ce qui fait que le joueur ne se formalise pas : un petit peu de jeu lui donne accès à un petit bout d’histoire. Mais naturellement, ça ne fonctionne pas du tout dans un roman, qui est, lui, entièrement composé d’histoire. Et comme le fonctionnement que je viens de décrire est très largement connu du grand public, on reconnaît à des kilomètres les romans (ou les films) qui fonctionnent selon le schéma objectif – déplacement jusqu’au lieu de quête – scène d’action – récompense. À moins d’écrire un livre qui singe délibérément les poncifs vidéoludiques, il n’existe aucune raison au monde de construire les scènes de votre roman de cette manière.
Un autre mécanisme qu’il vaut mieux éviter d’imiter, c’est l’accrétion. Un personnage de jeux vidéo (en tout cas dans les genres que j’ai mentionnés ci-dessus) va devenir de plus en plus fort, de plus en plus riche, et posséder des armes de plus en plus destructrices. Cela a du sens dans le jeu, parce que cela ouvre des possibilités supplémentaires pour le joueur. Mais du point de vue narratif, c’est pauvre : cela induit un schéma d’action-récompense perpétuelle, ou tout ce qu’accomplit le protagoniste le rend plus fort, et où cette force se matérialise presque exclusivement par un plus grand talent pour tuer des gens.
C’est excitant, en particulier pour le jeune public, de voir le personnage que l’on incarne devenir de plus en plus fort. Cela satisfait une certaine pulsion de toute-puissance. Mais dans un roman, cette accumulation continuelle de pouvoir devient vite ridicule, sans compter qu’elle coupe des possibilités narratives : un protagoniste invulnérable, ça devient vite difficile à mettre en danger, et le lecteur risque de se désintéresser de ses exploits s’ils paraissent accomplis trop facilement.
« qui, de nos jours, est si absorbé par le théâtre que cela va jusqu’à déformer son écriture romanesque ? »
… 😀 *lève la main*
En fait, je crois que le théâtre influence beaucoup d’écrivains, que ce soit dans la manière de concevoir les dialogues, les scènes, les personnages commedia dell’arte, ou dans les thèmes choisis. Les réécritures des intrigues de Shakespeare sont assez courantes, par exemple. Genre, Trois soeurcières de Terry Pratchett ou encore Macbeth de Jo Nesbo récemment.
Sans ça, chouette article, comme d’hab ! ^^
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Bien vu, mais toutes les raisons que tu cites, et qui sont tout à fait pertinentes, sont positives. Pas de quoi, dès lors, tenter d’écrire un article intitulé « Le piège du théâtre », car, comme chacun le sait, le théâtre n’est pas un piège mais une bénédiction.
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Jolie tentative de twist ! ^^ T’es sûr que t’arriverais pas à trouver quelques petits défauts piégeux ? Ne serait-ce qu’un excès d’emphase, des personnages caricaturaux ou une prévalence des dialogues versus l’action. Toute bonne chose devient nocive, lorsque mal dosée.
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Je trouve que ces temps-ci justement il y a de plus en plus de jeux qui proposent une expérience narrative vraiment riche (je ne sais pas si je m’exprime bien).
Je penses notamment à tous les jeux à choix, où chaque décision du joueur change le cours de l’histoire, comme dans Life is Strange, Detroit Becomes Human ou Until Dawn pour citer les plus connus.
Ce genre de jeux ne rentre pas dans la logique du protagoniste toujours plus fort, et ils permettent d’aborder des thèmes comme l’éthique de façon plus efficaces que d’autres medium à mes yeux (parce que le joueur se sent responsable des événements contrairement à un film ou roman).
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C’est vrai, et ça mérite d’être mentionné.
Cela dit, si je ne l’ai pas fait, c’est que selon moi, avec ce genre de jeu, presque complètement dépourvus d’éléments ludiques traditionnels, on se rapproche des visual novels et des livres-jeux, et on entre pour moi davantage dans le champ littéraire que dans celui du jeu au sens courant du terme.
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