Écrire en public

blog écrire en public copie

Et si nous dépassions l’imagerie de l’auteur cloîtré dans son bureau, luttant seul avec son œuvre, loin de toute présence humaine, avant d’en émerger, tel un ermite have et à moitié fou, et de révéler son roman achevé à un public qui en ignore tout ? Et si l’écriture était une activité moins solitaire et moins secrète qu’on ne le pense ?

La publication de mon billet volontairement provocateur sur la ludification de l’écriture m’a valu quelques réactions : tant mieux, c’était le but, et les commentaires ont été à la fois pertinents et enrichissants. Parmi ceux-ci, ma camarade L-A Braun a soulevé quelques points qui m’ont donné envie de rédiger deux billets supplémentaires. Pour elle, « la notion de l’auteur qui écrit seul face à son carnet de notes dans sa tour fermée, c’est un peu 1. Un fantasme et 2. Une illusion. »

Une affirmation que je vais me permettre de nuancer un peu. Car en effet il y a deux types d’auteurs : les auteurs qui écrivent seuls, et les auteurs qui n’écrivent pas seuls.

L’acte d’écriture peut très bien être vécu en solo

Oh, tout le monde sera d’accord pour penser qu’aucun écrivain ne fonctionne en circuit fermé, que ce dont il fait l’expérience dans sa vie de tous les jours nourrit son écriture, de même que tout ce qu’il lit, les rencontres, les commentaires sur ses écrits, et mille autres choses qui s’ajoutent au chaudron bouillonnant de son imaginaire. Cela dit, l’acte d’écriture en lui-même, entre l’idée de départ et l’édition, peut très bien être vécu en solo.

C’est mon cas. Lorsque j’ai rédigé le manuscrit de « Merveilles du Monde Hurlant », je ne connaissais personne qui avait une expérience de l’écriture et un goût pour la fantasy. En d’autres termes : je n’avais pas de beta-lecteurs. En-dehors de quelques avis ponctuels, j’ai donc écrit en solitaire, du début jusqu’à la fin, sans pouvoir bénéficier d’éclairages en retour sur l’œuvre dans son entier, en tout cas jusqu’à ce que je soumette le roman à la publication.

En plus, c’est mon tempérament, j’aime bien bénéficier d’une certaine intimité dans l’écriture, j’estime qu’il s’agit d’un processus fragile, parfois mystérieux, et que, comme les saucisses, il n’y a pas toujours quelque chose à gagner à trop révéler au monde comment ça se fabrique. Des auteurs taciturnes comme moi, à l’ancienne, qui aiment l’ombre et les portes closes, il y en a plein.

Certains romanciers s’épanouissent dans la lumière

Pourtant, ne passons-nous pas à côté de quelque chose ? Est-ce que l’on profite pleinement de l’écriture lorsque l’unique moment de partage intervient à la parution d’un roman ? N’y a-t-il pas des trésors à découvrir lorsque l’on renonce à la solitude de l’écrivain et que l’on se décide à écrire en public ?

D’autres romanciers l’ont bien compris : ils s’épanouissent dans la lumière. Ils aiment partager avec d’autres le processus d’écriture, à chaque étape, de l’impulsion initiale jusqu’à la dernière relecture. Pour eux, il s’agit d’un travail collaboratif, ou en tout cas, qui gagne à bénéficier de nombreux avis extérieurs. Par ailleurs, ils trouvent dans ce partage une motivation supplémentaire : plutôt que de bénéficier de la reconnaissance de leurs efforts uniquement après avoir terminé leur œuvre, ils peuvent s’appuyer sur une chorale de supporters qui les soutient du début jusqu’à la fin.

Même si elle a pris un nouvel essor avec le web et les réseaux sociaux, l’idée n’est pas nouvelle. En 1927, Georges Simenon s’était ainsi engagé à écrire un roman en public, installé dans une cage en verre au milieu de la foule, pendant trois jours et trois nuits. Les fruits de ses efforts auraient parus par épisode dans un quotidien. Hélas, l’aventure a été annulée avant de commencer. Il est vrai que l’idée subit de vives critiques, jugée plus proche du numéro de cirque que de la littérature.

Écrire en public procure la meilleure des motivations

Cela dit, enlevez la cage en verre et les feuilletonistes ne sont pas rares dans l’histoire de la littérature. Dickens et Dostoïevski publiaient tous les deux leurs romans dans la presse, chapitre par chapitre, condamnés à tenir en haleine les lecteurs pour maintenir leur intérêt jour après jour, et affrontant leurs commentaires lorsque la tournure de l’histoire ne leur plaisaient pas.

Des auteurs qui écrivent en public, on en trouve toujours aujourd’hui, mais plutôt en ligne. Il y en a qui signent des œuvres remarquables, ici, sur WordPress, comme carnetsparesseux. Et puis, des sites comme Wattpad, Scribay, Fyctia ou Radish sont des hybrides de réseaux sociaux et de plateformes d’autoéditions ou des auteurs, amateurs ou chevronnés, partagent leurs écrits avec leurs lecteurs. En général, les histoires sont publiées par épisodes, et bénéficient des commentaires, critiques et observations du lectorat, pratiquement en direct. Les outils sont différents, mais la dynamique est proche de ce qui existait déjà au 19e siècle.

Les avantages de cette démarche sont nombreux. D’abord, elle fait sauter les cloisons souvent artificielles qu’on érige entre les auteurs et les lecteurs. Ceux-ci se retrouvent plus proches que jamais, à bavarder au sujet de ce qui les unit : la littérature. Tous les avis peuvent s’exprimer, dans un esprit de partage et de collaboration qui peut être très fertile. Peu à peu, un auteur qui a du talent s’attirera un noyau dur de fans, qui le soutiendront et lui prodigueront des encouragements lorsque l’inspiration tarde à venir. Écrire en public procure ainsi la meilleure des motivations.

Il y a aussi des inconvénients

Par ailleurs, sur ce type de plateforme, de nombreux membres signent de la fanfiction ou rédigent des récits inspirés de leurs romans ou de leurs genres préférés. Le sens de la communauté est donc très fort dans ce milieu. Auteurs et lecteurs partagent des références et des intérêts communs : ils parlent le même langage et regardent dans la même direction (ce qui ne veut pas dire qu’ils sont toujours d’accord sur tout).

De plus, bénéficier ainsi d’une chambre d’écho constituée de lecteurs fidèles – souvent auteurs en herbe eux-mêmes – permet à celles et ceux qui font le choix d’écrire en public de tester certaines de leurs idées, de faire des essais, de prendre la mesure de la popularité de certains personnages, de déterminer si un coup de théâtre est bien reçu par le lectorat, et, au besoin, d’adapter son récit, en direct ou presque.

Mais pour tous les avantages offerts par cette approche, il y a aussi des inconvénients, ou en tout cas des pièges dont il faut être conscient avant de se lancer.

S’ouvrir ainsi aux commentaires d’autrui, en particulier au sujet d’une œuvre qui n’est pas terminée, n’est pas chose facile. Ça peut même être dévastateur pour un jeune auteur. Qui dit « commentaires » veut dire, parfois, « commentaires négatifs » : certaines remarques seront insultantes, destructrices, et donc difficiles à encaisser. D’autres, bien que constructives et bien intentionnées, n’en seront pas moins critiques, voire intransigeantes. Tout le monde n’apprécie pas de voir son travail critiqué en public, et avant de s’exposer à ce genre de traitement, mieux vaut être sûr qu’on est de taille à y faire face.

Quand on donne aux gens ce qu’ils aiment déjà, on crée des œuvres stériles

Et pourtant, les commentaires positifs peuvent se montrer encore plus dévastateurs. Il est agréable de se sentir porté par l’enthousiasme des lecteurs, mais celui-ci n’est pas toujours de bon conseil. En d’autres termes, à trop prêter l’oreille aux commentaires, à trop vouloir satisfaire les fans, un auteur risque de privilégier les éléments de surface, les plus immédiatement séducteurs de son histoire, au détriment de la qualité de l’œuvre. Entouré d’inconditionnels d’une œuvre ou d’un genre, un écrivain risque d’être poussé à les satisfaire, à leur apporter les éléments familiers qui leur plaisent, quitte à y sacrifier sa personnalité. Entouré d’inconditionnels d’Anne Rice, l’auteur d’un roman de vampires aura du mal à leur proposer un texte qui s’éloigne trop de ce qu’ils apprécient. C’est le piège du populisme en art : quand on donne aux gens ce qu’ils aiment déjà, on crée des œuvres stériles et sans surprises.

Pour éviter de tomber de tomber dans cette ornière, un écrivain doit posséder une volonté supérieure à la moyenne. Il doit avoir la conviction que l’histoire qu’il écrit mérite d’être racontée, avoir une conscience aiguë de la nature de celle-ci, et être décidé à en défendre l’intégrité, même face aux critiques, et quitte à s’attirer l’animosité de lecteurs fidèles. Inutile de dire que cela réclame d’avoir les idées claires. Faire le tri, accepter les bonnes suggestions et écarter les mauvais conseils, c’est délicat. Garder le cap, ça n’est jamais facile.

Et puis les questions soulevées par l’expérience de Georges Simenon et de sa cage en verre restent d’actualité. Est-ce qu’écrire ainsi en public, ça n’est pas faire œuvre de saltimbanque ? N’est-ce pas davantage une performance à savourer en direct qu’une œuvre destinée à durer ? Est-ce encore de la littérature ? À quand le premier Prix Goncourt publié sur Wattpad ?

Alors que le rôle de l’écrivain et ses manières d’atteindre ses lecteurs sont en pleine redéfinition, il faudra sans doute attendre encore quelques années avant d’avoir des réponses satisfaisantes à ces questions.

⏩ La semaine prochaine: Écrire à plusieurs

13 réflexions sur “Écrire en public

  1. Voilà un sujet intéressant ! Je pense que ça mériterait un peu plus de finesse dans le traitement, mais c’est probablement parce que j’ai lu le mémoire de Manon sur la pratique d’écriture dite collaborative (qui traitait également de l’image de l’auteur et de l’éditeur).
    Bien sûr qu’il existe des auteurs solitaires, qui écrivent dans leur tour d’ivoire, parfaitement seuls et isolés du monde. Dans ceux que je connais, cependant, ce ne sont pas forcément les plus intéressants, justement. Je pense que le rapport au monde est essentiel. Damasio lui-même disait dans un podcast qu’il passait une semaine par mois loin de sa « routine » pour écrire, mais il précisait cependant qu’il avait besoin de l’apport du monde pour s’inspirer. Il isole simplement son temps de « vie » de son temps « d’écriture ». Même un auteur « collaboratif » est finalement seul devant son clavier à faire l’action d’écriture à proprement parler.
    Pour ce qui est de Wattpad et de la publication en ligne, je ne crois pas que cette pratique soit responsable de cet effet de « produire ce que les gens aiment déjà ». Les éditeurs faisaient ce tri avant nous. Les lecteurs faisaient ce choix avant que la question se pose. J’ai travaillé en librairie, donc j’ai aussi été du côté du vendeur. J’ai rencontré bon nombre de lecteurs qui voulaient « le même genre que Musso (mais j’ai déjà lu tous ses livres) ». Parce que ce qu’on connait est réconfortant. Il faut, en tant que libraire, amener le lecteur à nous faire confiance pour ensuite le diriger vers des terrains moins connus.
    Alors en tant qu’auteur, on doit aussi se poser la question de trouver l’équilibre entre la satisfaction du public par des éléments attendus et l’apport d’éléments inédits. Mais pour cela, il faut aussi savoir ce qui se fait, connaître les codes et pouvoir en jouer. Et donc, il me semble essentiel à un moment du procédé d’écriture, d’avoir recours à un avis extérieur. Pour ce qui est de la volonté, je pense que de toute façon, il en faut une sacrée dose pour arriver à retravailler son propre texte jusqu’à ce qu’il trouve une place chez un éditeur. ^^

    Aimé par 6 personnes

  2. Beau panorama des différents profils d’auteurs et de leur rapport au public. Je rebondis sur ta chronique et le commentaire d’Atsuna : la question m’a toujours taraudée de savoir si c’est le public qui aime sa zone de confort et cherche des choses « comme du Musso » — et donc les auteurs les leur offre — ou si le processus est inverse. Un serpent qui se mord la queue, l’œuf ou la poule, l’offre et la demande 😛 Ceci dit je ne désespère pas, le public sait se laisser émerveiller par des nouveautés, et un bon livre saura s’inscrire dans un genre attendu tout en le renouvelant. Les « cases » et recettes ne valent que pour c que chacun y rajoute ~
    Quant à l’auteur de la tour d’ivoire ou de la lumière, cela m’a parlé, et par ailleurs selon les moments, un même auteur peut se sentir l’un ou l’autre. Les temps d’introspection et les temps de dialogues avec qui va recevoir le texte s’entretissent. Il y a aussi des auteurs que j’ai tendance à voir comme des accoucheurs. Ils ont quelque chose à faire naître, à laisser à autrui — qui en voudra — mais eux, une fois « accouchés », ils disparaissent dans la nature, estiment avoir payé leur dette, et si quelque chose ne reste « dans la lumière », ce n’est qu’un texte sans personne. C’est plus rare, mais j’en ai croisé et ce rapport à leur texte autant que cette transmission, cette confiance au public m’a touchée.

    Aimé par 1 personne

    • Ah oui, très bonne remarque (et joli terme, « accoucheurs »). D’ailleurs ça ferait un très beau sujet traité à part. Certains auteurs considèrent que leur texte ne leur appartient plus dès qu’il est terminé et se retirent une fois que celui-ci est publié. Ils disparaissent, pudiques, timides ou faussement modestes.

      On pourra relever au passage que, de toute manière, il s’agit principalement d’un privilège réservé aux romanciers à succès. Pour le reste d’entre nous, si on veut qu’un roman vive, il faut aller au charbon, faire des dédicaces, des salons, même s’il faut un peu se faire violence au passage.

      Aimé par 1 personne

  3. Bonjour.
    J’approuve cet article à 100% !
    J’ai fait l’expérience de la bêta lecture sur un forum, pour des nouvelles, pendant au moins deux ans et demi et aujourd’hui je suis complètement démoralisé ! Je fais une pause dans mon écriture. Je ne sais pas si je repartirai, mais si je retrouve la motivation, je resterai dans ma tour d’ivoire jusqu’à la publication !
    Merci Julien de me redonner un peu d’espoir avec cet article.

    Aimé par 2 personnes

    • Tant mieux si je peux être utile !

      Je pense que toutes celles et ceux qui écrivent ont des besoins spécifiques, des habitudes propres et une sensibilité différente. Il faut trouver un environnement dans lequel on se sent à l’aise et capable d’être productif. Bonne chance en tout cas! 😉

      Aimé par 1 personne

      • ESPER, mince….. Je ne sais pas sur quel genre de forum ou quel genre de commentateurs tu as pu tomber… 😦 Perso je suis sur un forum où les gens sont absolument adorables et très pédagogues, mais ça dépend des gens et des plateformes. En tout cas ne te décourage pas, prends le temps nécessaire — et je rejoins Julien, il faut trouver ta formule et un environnement bienveillant !

        Aimé par 1 personne

  4. « Des oeuvres remarquables » signées par un carnets paresseux ? j’ouvre un large bec et ne me sens plus de joie ! Merci Julien !!
    Juste, à propos d’écrire avec les lecteurs, j’ai fait l’expérience d’un feuilleton à partir d’une histoire d’une page dont je n’arrivais pas du tout à imaginer la suite (les personnages ? des cailloux inertes et apathiques, indifférents, antihéros par excellence. Bref, j’ai demandé leur avis aux lecteurs (qui ont joué le jeu au delà de mes espérances) et ça a couru sur dix épisodes et surtout un grand moment de sourires et de suée…
    https://carnetsparesseux.wordpress.com/2015/05/22/lhistoire-des-sept-petits-cailloux-1/

    Aimé par 1 personne

  5. Pingback: Écrire à plusieurs | Le Fictiologue

  6. Pingback: Auteurs et lecteurs: résumé | Le Fictiologue

  7. Pingback: Tous les articles | Le Fictiologue

  8. Ainsi selon toi: L’écriture c’est comme les saucisses, il n’y a pas toujours quelque chose à gagner à trop révéler au monde comment ça se fabrique.
    J’adore l’image, elle est parlante. D’ailleurs, pour avoir personnellement approvisionné en matière première une saucisserie industrielle ça me parle même intimement.
    Dans les merguez par exemple il y a pas mal d’aponévrose de bœuf. Ragoutant n’est-ce pas?

    Nonobstant, à force de charcuter mon propre tapuscrit j’ai fini par m’intéresser à la technique. Et quand des écrivains solitaires et besogneux entrouvrent leurs portes je sers volontiers de public.
    Peut-être qu’un jour j’ouvrirai un peu la porte moi aussi. Quand en plus d’être solitaire et besogneux je serai moi même écrivain.

    En attendant je me dis qu’à part à ceux qui souhaitent apprendre à faire des saucisses ou des merguez, il n’y a de toutes façons pas grand intérêt à révéler sa recette, en effet.

    J’aime

Laisser un commentaire